Photo de Toulouse

Bernard RYON


Ryon

Il y a quelques années, j’avais vu une exposition de peintures de Bernard Ryon qui montrait, entre autres, une série des Péniches. Il était resté dans mon souvenir une impression de lumière nocturne, un silence bleu nuit, une sensation de partance mystérieuse. Quand il a été question de rencontrer Bernard sur son lieu de création, je me suis spontanément représenté un appartement un peu ombreux, où je reverrais sans doute quelques-unes de ces vagabondes dans leur sommeil immobile.
Le moment venu de notre rencontre, nous avons été longuement reçus dans la verrière de l’entrée, sous la pleine clarté du jour, tout à côté du magnifique atelier rempli à craquer de toutes les affaires de travail, toiles, chevalets, et qui ménage aussi de subtils et savants agencements.
Nous avions apprécié le nuancier des bleus. Nous allions bientôt admirer une autre suite thématique, celle des intérieurs d’églises, souvenir très fort des petites chapelles du Roussillon, avec le rougeoiement de leur pénombre. Et nous apprendrions l’histoire de l’irruption du jaune, et comment les couleurs avaient finalement pris possession du travail du peintre. Une recherche continue de la lumière. Recherche dont on peut bien dire, osons-le, qu’elle appartient également à l’autre passion dont nous parlera Bernard : la pédagogie et la formation !


Ryon

Bernard Contrairement à ce qu’on pourrait croire en voyant ma peinture, mon travail n’est pas spontané du tout. Il y a beaucoup de réflexion et je n’improvise que très peu. Tout est réfléchi à partir d’études, de photos et surtout d’un vécu. Beaucoup de choses m’intéressent. Je les ai cataloguées comme des sortes de « tiroirs ». Je pars d’un thème générique et j’en découvre toujours de nouveaux. Ils découlent entre autres des thèmes imposés par les Artistes Méridionaux lors de leur Salon annuel. Par exemple, je n’avais jamais abordé le monde des insectes, sauf avec mes élèves. L’idée m’est venue à propos du thème Bestiaire. Sur mon site, j’ai disposé les toiles en fonction de grands thèmes. Il y a les Façades, le Printemps, les Étés, les Seuils, les Péniches… Souvent une œuvre découle d’une œuvre précédente. Par exemple, sur une peinture, il y a un coin qui m’intéresse particulièrement. Je le reprends et je l’agrandis sur un petit format. Je travaille toute une série de toiles avant l’œuvre finale et, parfois, une œuvre de plus grand format va donner naissance à une autre. Elles se créent les unes à partir des autres. Je me copie moi-même afin d’aller plus loin dans l’exploitation de mon idée.

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Jean-Jacques Tu dis « plus grande », ça veut dire que tu en fais une « petite » au préalable ?

Bernard Très souvent. Je travaille des petits formats, et puis parfois, ça s’arrête là. Des fois, je sens que le thème va être « porteur » pour d’autres toiles. Il est si riche à mes yeux que je ne peux pas me contenter de le traiter sur une seule toile. Il y a beaucoup de peintures que j’ai reprises comme cela, en plusieurs formats. Ma dernière exposition à la galerie Simone Boudet avait pour thème Péniches. En fait, il n’y en avait qu’une que j’ai reprise une cinquantaine de fois ! J’étais parti d’un traitement très figuratif, simplement avec des crayons de couleurs. Je voulais aussi montrer à mes élèves comment je faisais et refaisais cette péniche pour en tirer autre chose : non pas une réelle abstraction, mais une sorte de symbole, une stylisation, un simple rectangle noir qui la représentait, qui la « racontait » toute entière. Par exemple, un carré, pour moi, c’est une fenêtre. On retrouve souvent ce symbole dans mes compositions. Je me sers de la simplification pour aller au fin fond des choses, pour essayer de tirer la quintessence de ce que je veux représenter.

Jean-Jacques La « quintessence », « l’essence de la chose ». Donc, c’est un travail progressif ?

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Bernard Oui. Je ne veux pas faire une copie stricte de la réalité. Je suis assez « habile » au point de vue dessin, et je ne veux pas être un illustrateur « pittoresque ». La péniche n’est qu’un prétexte. Je veux exprimer mon univers intérieur qui va se traduire à partir de la forme et de la couleur de la péniche – ou de tout autre sujet.

Jean-Jacques Comment part-on d’une péniche pour arriver à une forme simplifiée ? Tu dis : « À un moment donné, il n’y a plus qu’un rectangle ».

Bernard J’épure les lignes, je décante les formes ; j’essaie de faire un choix pour ne garder que l’essentiel. Cela se transforme sans que je sache vraiment pourquoi. Et quand le sujet me paraît capable de « tenir » sur un plus grand format, quand il me paraît bien construit, je me contente de le reproduire « au carré ». J’appelle ça « l’exécution ». Je ne crée plus : je ne fais que recopier ce que j’ai fait sur un autre format. Parfois, sur cette copie, mon travail ne me satisfait pas, car ce qui est fait sur un petit format ne s’adapte pas toujours à un plus grand. À ce moment-là, je vais prendre sciemment des risques pour découvrir autre chose. Je vais ajouter des éléments, transformer ma peinture. C’est comme si elle ne m’appartenait plus. Elle va me diriger et j’oublie tout à fait l’esquisse du départ ! Un peu comme le romancier qui crée un personnage et qui se demande tous les matins ce qui va lui arriver dans la journée. C’est pareil : ma toile, que va t’elle devenir aujourd’hui ? Ce qui est pratique, c’est d’avoir un atelier à demeure. Souvent le soir, avant d’aller me coucher, je vais voir mon travail avec un œil « neuf ». Et je me remets à peindre, à retoucher ma toile jusqu’à deux ou trois heures du matin. C’est l’œuvre qui commande, c’est elle qui dit : « Ce rouge-là ne va pas, il faut l’enlever ». Je la retravaille. C’est passionnant parce qu’il s’agit, là, de création pure. Alors, le petit carré dont je parlais – ou le rectangle noir – il va peut-être disparaître. Le plus souvent, je l’ai dit, je vais vers la simplification. Il y a des toiles qui arrivent à un état presque abstrait, tandis que d’autres, au contraire, s’arrêtent très vite avec pas mal d’éléments figuratifs.

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Jean-Jacques Tu parlais des péniches. Pour Marc et moi, c’est vraiment une série qui est fondamentale. Elles me rappellent mon enfance. Dans le Nord, j’habitais près d’un canal, il y avait un bras mort du canal qui conduisait vers un atelier de réparation de péniches. Étant gosses on allait jouer là. Dans tes toiles, on ne voit presque plus les péniches, mais moi, de façon symbolique, j’y vois vraiment une péniche. Avec quelques formes je retrouve les péniches que je connaissais.

Bernard La forme très stylisée est une clé. C’est pour bien montrer que ce n’est pas de l’abstraction : je n’ai rien inventé, je n’ai fait qu’observer les choses, que les ressentir et je les ai traduites avec des couleurs. Mais je suis parti du vécu à travers ma sensibilité et mes souvenirs. Parfois, il faut montrer au spectateur la clé qui va lui faire saisir le côté figuratif et tout d’un coup, il comprend : tout s’articule autour du symbole. Dès que j’ai habité ma maison de Saint-Orens, j’ai commencé à peindre le jardin. C’était en mai. C’est Françoise, mon épouse, peintre aussi et passionnée des jardins, qui m’en a donné l’idée. C’est devenu la série du Printemps. J’ai découvert le jaune à ce moment-là. Et à partir du jaune, il y a eu les violets. Toutes les couleurs et leurs complémentaires ont été utilisées ! J’avais le cercle chromatique au complet sur ma palette. Jusque-là, je travaillais surtout les bleus, un peu les orangés, les noirs et les blancs. Et tout à coup, ce fut l’explosion ! J’ai produit alors des peintures qui étaient extrêmement riches en couleurs. C’était une abstraction végétale dans toute sa variété. Je pouvais faire ce que je voulais, j’étais libéré de toutes contraintes. Cependant, en arrière-plan, il y avait toujours un pan de mur, une porte ou une fenêtre qui venaient structurer et donner une signification à ma composition.

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Jean-Jacques Donc tu raccrochais à une réalité.

Bernard Exactement ! J’ai toujours besoin de cette réalité car c’est d’elle que je pars. La première fois que je suis allé à Venise, j’ai découvert le palais des Doges en bateau. En passant devant, j’ai vu une rangée de gondoliers avec leurs chemises blanches. C’était le soir, il faisait presque nuit, et elles ressemblaient à des notes de musique sur une partition. J’étais fasciné. J’ai pris des photos en noir et blanc. Aussitôt rentré à Toulouse, j’ai eu envie de restituer l’impression que j’avais eue à ce moment-là. Je n’y suis pas arrivé tout de suite parce que j’étais trop près de cette réalité. Je voulais toujours peindre des personnages. Mais ce n’était pas là l’important : en fait, je le compris un peu plus tard, ce qui importait c’était le mouvement de ces chemises claires dansant sur ce fond bleu nuit. C’est alors que je me suis rendu compte de mon cheminement. Il a fallu du temps. Trois ou quatre mois après, de mémoire, j’ai recommencé ma peinture. Ce qu’il me fallait faire, c’étaient juste ces chemises et ce fond bleu profond. Le palais des Doges n’était plus qu’un fond d’écran. Tout ce qui était véritablement descriptif, je l’ai mis de côté. Et je l’ai remplacé par les taches blanches des chemises et les couleurs du soir. Et ces taches exprimaient beaucoup mieux pour moi la réalité que j’avais vécue.

Jean-Jacques Tu mets à distance, pour traduire la réalité. Si tu colles trop à la réalité …

Bernard … je tombe dans le « pinaillage », dans le pittoresque. Ce qui importe, c’est ce que j’ai ressenti, sans entrer dans les détails. Je remplace mes sentiments, mes sensations par des couleurs, comme un musicien le fait avec des sons.

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Jean-Jacques Tu construis ta réalité.

Bernard Je re-construis mes souvenirs avec mes couleurs, surtout. Et la façon de la reconstruire ma réalité (avec les aplats, les matières, les collages) a une part importante dans la création. Il me faut prévoir ma composition, mes matières, mes collages parce que, par exemple, le collage ne va pas tenir sur l’huile. Je colle donc directement sur la toile avant de peindre. Je fais des collages avec tout ce qui me tombe sous la main. Je vous montrerai tout à l’heure ma progression sur la dernière œuvre que j’ai faite pour le Salon des Méridionaux de 2016.
Parfois, en rangeant mon atelier, je tombe sur un travail inachevé qui date de deux ou trois ans, parfois plus, et je me demande pourquoi je ne l’ai pas continué. Tout d’un coup, j’y trouve un intérêt, soit pour sa couleur, soit pour sa construction, parce que ça correspond à une idée que j’ai à ce moment-là et que je n’avais pas à l’époque. Je vais l’utiliser, je vais la reprendre. C’est pour cela que je ne veux pas dater mes toiles. Les toiles que j’ai faites il y a trente ans, je ne les renie pas, elles font partie de moi. L’évolution de mon travail se fait davantage dans le choix des thèmes.

Jean-Jacques Oui, mais dans la couleur et dans le geste aussi, tu ne crois pas ?

Bernard Non, je ne le pense pas. C’est le thème qui commande. La couleur suit. Quant au geste, il est en moi depuis longtemps.

Jean-Jacques Parce que dans les péniches, j’avais été frappé par la forme que je retrouvais, mais aussi par les couleurs et le geste, c’est-à-dire la façon dont la couleur était posée. Parce qu’une péniche, c’est tout de même un mouvement, même si c’est un mouvement lent, et dans tes toiles on retrouve ce mouvement.

Bernard Mais ça, ça fait partie, comment dire, du « style ». Le style, c’est le métier. Et je pense que le métier, il y a longtemps que je l’ai. Il n’évolue que très peu.

Jean-Jacques Mais tu dessinais avant ? Parce que, en principe, on commence par le dessin.

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Bernard J’ai toujours été très doué pour le dessin. Je ne faisais que cela à une époque – dès ma toute petite enfance. Ce fut même un handicap quand je suis passé à la peinture parce que je voulais, avec la peinture, traduire les choses extrêmement figuratives comme je le faisais avec le dessin. On pense souvent que le dessin sert essentiellement à la « reproduction » : ne pas savoir dessiner veut dire, pour le néophyte, ne pas savoir reproduire ce que l’on voit. Moi, je savais parfaitement reproduire. En peinture, le dessin est devenu pour moi une base : base de construction et d’observation.
J’ai eu des profs qui m’ont vraiment enseigné et le dessin, et la peinture. Aux Beaux-Arts notamment, j’ai eu la chance d’avoir des professeurs comme Michel Gœdgebuer dont je partageais la même conception de la peinture. Pendant deux ans, je suis allé dans son atelier privé, avenue Camille-Pujol ; et là je voyais sa peinture. J’en ai été aussitôt un fervent partisan. J’avais envie d’aller dans cette direction, c’était presque devenu du mimétisme. J’ai compris alors l’utilisation et l’importance du dessin dans la création picturale. Ça correspondait tout à fait à ce dont j’avais envie et que j’essayais de faire déjà avant de connaître Michel. Tout jeune, mes modèles furent Van Gogh, les Fauves et, plus tard, Nicolas de Staël. Toujours des maîtres de la couleur.
L’enfant – je l’ai constaté plusieurs fois dans mes propres cours d’art plastique – a une palette innée, instinctive. Elle est liée à sa personnalité. Je reconnaissais souvent le travail de mes élèves grâce à leurs couleurs. Moi-même, j’avais déjà ma propre « palette » quand je suis arrivé chez Gœdgebuer, et ensuite, elle n’a fait que se développer.

Jean-Jacques Tu as certainement appris par le travail. Parce que, pour arriver au « style » comme tu dis, il faut le travail.

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Bernard Oui, mais cela ne m’a pas particulièrement préoccupé. C’était du plaisir ! J’ai toujours essayé d’être moi-même, et c’est pour cela que j’ai voulu être prof. Ce métier m’assurait la subsistance. Je n’étais pas obligé de faire du « Ryon » pour vendre en galerie. Mon travail de peintre était en fait une détente, un plaisir, un bonheur. Un « plus » dans ma vie d’enseignant. J’ai ainsi profité d’une grande liberté dans ma création. Et le style, quant à lui, il est venu tout seul, naturellement.
Suivant les périodes de ma vie, j’ai des dominantes de couleurs très différentes. Parfois c’est très éclatant, parfois ce sont des tons rompus. Aujourd’hui, je suis dans les tons chauds, les jaunes et les rouges. Demain… va t’en savoir ? Mais ma façon de peindre reste la même. Le travail, ce sont bien sûr des apprentissages, des découvertes, des expériences. Par exemple, en ce moment, j’utilise souvent les empreintes. Avec elles, je fais intervenir des formes extérieures toutes faites qui ne sont pas de moi. Ce sont des invitées fortuites. Le fait d’apporter un élément extérieur va casser la régularité, la monotonie des aplats ou des touches personnelles parfois trop régulières ou répétitives. Mais je vais peut-être découvrir autre chose tout à l’heure. D’autres effets. Je suis en alerte ! Toujours curieux d’explorer d’autres formes d’expression.

Jean-Jacques Ce qui me frappe aussi, c’est qu’on ne voit pas le travail quand on regarde tes toiles. Tout l’art de l’artiste, c’est de faire disparaître le travail. Quand on connaît un peu la peinture, on sait qu’on ne peut pas arriver à ce niveau sans qu’il y ait eu beaucoup de travail, de la recherche, du temps de gestation, de réflexion. Après, il y a des choix à faire, dans les formes, dans les couleurs, et tout ça ne vient pas tout seul. Quand tu parles de hasard, il y a une sorte de jubilation à trouver. On ne sait pas ce qu’on cherche, mais on trouve.

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Bernard Il y a souvent des échecs, il faut revenir sans cesse, c’est un long cheminement. « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage… ». Mais à la fin, il faut donner l’impression que le tableau a été fait très vite, que c’est venu tout seul, dans un même élan. La dernière couche, il faut qu’elle couvre la toile entière, et le geste doit être rapide, large et décisif. C’est elle qui donne l’impression de maîtrise, qui donne sa valeur au travail. Combien de fois ai-je entendu dire « un enfant le ferait » ? Oui, un enfant est spontané naturellement. C’est très difficile pour un adulte de retrouver cette liberté de l’enfant. L’idéal, c’est de garder à la fois la spontanéité de la jeunesse et le savoir-faire de l’adulte. Picasso y arrivait toujours.

Jean-Jacques M’entendre dire qu’un enfant le ferait, je prendrais plutôt ça pour un compliment… Donc toi, tu as commencé finalement tout enfant. Tes études, tu les as faites aux Beaux-Arts directement ?

Bernard À l’école primaire, j’adorais le dessin. Mes premières années furent très difficiles à l’école car je ne pensais qu’à dessiner ! Mais, à partir de la 6ème, on m’a dit : « Si tu veux être prof de dessin, il va falloir que tu travailles aussi les autres matières ». Et je me suis mis alors à travailler très sérieusement. Je suis passé aisément en seconde au lycée Fermat où j’eus la chance d’avoir Maurice Mélat pour professeur de dessin. (Je devais le retrouver plus tard comme chef d’atelier à l’École des beaux-arts). J’obtins les deux baccalauréats sans difficulté car je savais qu’il y avait au bout la récompense suprême : entrer aux Beaux-Arts ! Et là, je fus heureux : j’avais atteint mon but ! J’étais enfin dans mon élément. J’ai fait le cursus de quatre ans de Beaux-Arts en trois ans pour le CAFAS. J’ai préparé le professorat de dessin et j’ai obtenu mon diplôme de professorat rapidement. J’ai passé le CAPES et j’ai été nommé à Toulouse, puis Blagnac au collège Mermoz. Parallèlement, j’ai donné des cours de… Couleur à l’École des beaux-arts. J’ai fait aussi des interventions auprès de la section Arts plastiques du GRETA, donné des cours de créativité au sein du comité d’entreprise de l’usine Dassault ainsi qu’à l’IUFM.
Je me suis toujours passionné pour la pédagogie. En 1966, j’ai adhéré à l’Association des profs de dessin dont je fus un membre militant. En côtoyant des collègues plus âgés que moi, j’avais découvert de nombreuses méthodes pédagogiques bien différentes de celles que j’avais apprises en passant le CAPES (elles étaient très directives). Je découvrais enfin les méthodes actives, la méthode Freinet, la non-directivité… On faisait venir des conférenciers de toute la France et, toutes les semaines, on se réunissait avec des collègues. C’est là que je me suis passionné pour la pédagogie. La pédagogie, ce n’est pas seulement la transmission magistrale de ce qu’on a appris. C’est surtout partir à la découverte de l’élève, découvrir qui est l’élève pour mieux le conseiller, l’aider, le guider. Être derrière lui plutôt que devant. Ce fut pour moi une découverte extraordinaire ! La méthode active et le travail de groupe sont devenus ma pratique personnelle. En 1968, les collègues qui n’avaient pas participé à nos recherches nous disaient : « Mais comment faites-vous ? Tous ces trucs dont on nous parle, cette liberté, et ce matériel collectif. Et on ne va plus donner de notes ? ». Nous, nous ne donnions plus de notes depuis longtemps ! Certains d’entre nous pratiquaient même avec succès la non directivité. C’est à cette époque que j’ai lu Le Poème pédagogique de Makarenko. Ce fut la découverte d’un monde que je ne soupçonnais pas ! Ce qui était passionnant, en pratiquant ces nouvelles méthodes, c’était de voir toutes les richesses qu’il pouvait y avoir chez chaque enfant, de discerner la différence qui existait entre chacun d’eux. Surtout dans les travaux de groupes au cours desquels on pouvait décrypter les comportements de chacun. C’est devenu une passion qui m’a amené aussi à aller à la découverte non seulement des autres, mais aussi de leurs œuvres, de toutes les œuvres.

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Jean-Jacques Les peintres devraient travailler en groupe aussi ?

Bernard Là, c’est autre chose. Parce que le peintre est individualiste. Le travail de groupe est intéressant en pédagogie. Il consiste à faire travailler des individus très différents pour un but commun. Chacun va s’enrichir de l’autre. Ce qui compte c’est le cheminement, c’est l’échange. Le résultat est secondaire. L’œuvre collective est une œuvre qui n’a plus de singularité. En revanche, dans le travail individuel, seul le résultat personnel a son importance. Or ce qui est primordial dans une œuvre d’art, c’est ce que l’artiste individuel y a mis. Ce qui est intéressant, c’est l’individu, l’individu tout seul. L’artiste est seul. Il est tout seul.

Jean-Jacques La pratique pédagogique a eu une incidence sur ta peinture ?

Bernard Oui bien sûr ! Le fait de peindre donne envie d’enseigner et le fait d’enseigner donne envie de peindre. Il y a une osmose entre les deux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire et contrairement à ce que pensent beaucoup d’artistes qui ont abandonné l’enseignement ou qui ne veulent pas en entendre parler. Cependant, il y a très peu d’artistes profs qui continuent leur propre création. Pour ma part, le fait d’enseigner m’a fait progresser dans mon travail personnel. L’intérêt porté à observer et aider les autres, enfants ou adultes, m’a servi dans mon travail de peintre.

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Marc Qu’est-ce que ça apporte ?

Bernard D’abord cela ouvre l’esprit parce que le fait d’aider quelqu’un fait découvrir ce qu’il a en lui ; on apprend à connaître l’autre. Et parfois, il est capable de faire des choses que l’on n’aurait jamais osé faire soi-même. On va presque créer à travers lui. Ma méthode consiste à voir ce que fait l’élève, discuter avec lui, le conseiller, le mettre parfois sur une voie, susciter chez lui un intérêt. Le fait de le voir évoluer m’aide beaucoup dans ma création, dans ma propre progression. On découvre aussi l’humilité et la tolérance. On se dit que chacun est différent et qu’il faut respecter cette différence. C’est passionnant de voir ce que font les élèves, c’est toujours une surprise.

Jean-Jacques L’humilité, et la remise en cause aussi ?

Bernard Bien sûr, il faut toujours se remettre en question. C’est pour cela que j’ai eu l’idée de demander aux exposants du Salon des Artistes Méridionaux de placer un petit texte à côté de leur œuvre afin qu’ils fassent une démarche parallèle à leur création plastique. De dire avec des mots ce qu’ils ont créé afin qu’ils s’analysent eux-mêmes, qu’ils se remettent en question. C’est important. Je m’en suis rendu compte dès mes premières expositions. En voyant ma peinture, les visiteurs me posaient des questions. Au début, j’avais parfois du mal à leur répondre. Je devais alors analyser ma propre peinture et traduire en paroles ce que j’avais fait. Cela m’a fait progresser énormément.

Jean-Jacques C’est très difficile de le faire tout seul. On a besoin des questions de l’autre pour pouvoir s’exprimer. C’est le sens de notre démarche en proposant ces entretiens.

Bernard Quand on leur pose des questions, certains artistes disent : « Je fais de la peinture, je ne fais pas de la littérature ou des discours : voyez vous-même ! ». Pourtant cela nous permet de découvrir dans une peinture des choses faites instinctivement et que l’on n’avait pas vues soi-même.

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Jean-Jacques Tu disais tout à l’heure que tu as besoin de beaucoup de réflexion, que ton travail est pensé, ça prend du temps, ça mûrit …

Bernard C’est une nécessité pour moi. Parce que je ne serai satisfait que je lorsque l’œuvre sera conforme à ce que j’aime. Surtout pas en fonction de ce que les autres attendent de moi. Si des personnes s’intéressent à ce que je fais, c’est qu’elles ont fait une partie du chemin pour me rejoindre. Elles me comprennent et je suis ainsi récompensé. Il me semble être alors sur la bonne voie.

Jean-Jacques On parlait de l’incidence de la pédagogie sur l’activité artistique. Moi ça m’a permis de mieux comprendre mon mode de fonctionnement.

Bernard Il faut ajouter qu’on est dans le domaine de l’image. L’analyse de l’image de l’autre permet d’analyser sa propre image. Ça m’a été très utile. Aux Salons des Méridionaux, par exemple, je me sens à l’aise dans la perception des œuvres des uns et des autres parce que j’ai vu tellement d’œuvres plastiques dans ma vie, faites par des enfants, des adultes, des professionnels ou des amateurs… Lorsqu’il me faut faire visiter un Salon à des élèves ou à des groupes d’adultes, j’ai beaucoup de choses à dire sur les œuvres. Je peux les analyser plus facilement parce que j’ai eu cette expérience pédagogique. Parce que j’ai vu mes élèves interpréter différemment mes propositions de travail.
Maintenant, si vous voulez, je peux vous montrer mon atelier, quelques toiles, mes outils de travail. Et pour commencer, ma palette !

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Le centre de ma palette est toujours nettoyé. À n’importe quel moment, elle reste propre. Je travaille surtout à la peinture à l’huile. Les couleurs sont sur les bords, chacune toujours à la même place. Le mélange – primordial dans la peinture à l’huile – se fait au milieu. Tous mes pinceaux sont, tous les soirs, lavés à fond. Je ne laisse rien dans les pots de white-spirit et le lendemain, quand je me mets au travail, j’ai mon espace de palette et mes outils fin prêts. La palette, c’est pour moi un clavier : la note est toujours au même endroit. C’est le blanc qu’on utilise le plus, donc il est le plus accessible. À sa droite, le cobalt et l’outremer sont côte à côte, et puis deux autres bleus reviennent ici. J’ai mis un jaune entre les deux afin de ne pas mélanger les bleus qui se ressemblent. Le noir de mars est assez loin car je l’utilise très peu. À gauche du blanc, c’est toute la gamme des rouges qui vont jusqu’aux orangés. Plus loin, les jaunes. Au fond, on trouve les verts et les violets, moins accessibles parce que je les utilise assez peu. Et puis, au fond à droite, viennent les terres. J’en ai quatre ou cinq. Ce que j’utilise beaucoup, ce sont les rouges de cadmium et le magenta ainsi que les bleus, surtout en ce moment. J’utilise peu le violet de Mars, il est très envahissant.
Voilà ma palette : elle est méthodiquement préparée avant chaque session de travail. L’avantage de la peinture à l’huile, c’est sa souplesse d’utilisation qui vient de son temps de séchage très long : ce cobalt, je l’ai mis il y a deux semaines à peu près. Il reste malléable et sur une toile ; si je veux l’enlever, je l’enlève, même deux ou trois jours après l’avoir posé. Voilà une des richesses de la peinture à l’huile : sa souplesse d’utilisation. Autres avantages : transparence, richesses de tons, épaisseurs et variétés de couleurs proposées par les marchands. Ces qualités ont permis aux artistes de la Renaissance de préférer la peinture à l’huile à la tempera ou à la fresque, travaux spontanés et irrémédiables. Par opposition, la principale difficulté de la peinture acrylique est son séchage rapide qui rend difficile les reprises et les remords. Et les reprises et les remords sont coutumiers dans ma façon de travailler !

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Jean-Jacques Et tu travailles sur ton chevalet ?

Bernard Oui, et c’est un chevalet d’aquarelliste ! Il est modulable et permet d’incliner mes supports à volonté, de les mettre même à l’horizontale. Comme j’ai beaucoup de matières, je fais couler souvent des produits liquides sur les toiles. Je peux aussi faire de très grands formats et lorsque je ne veux pas l’utiliser, je le plie, et l’accroche au mur.
Sur ma table de service à roulettes, j’ai toutes mes huiles, mes produits de nettoyage, les médiums, les vernis à retoucher, mes chiffons. Bref, tous les produits annexes. Lorsque je veux faire un très grand format, tout se déplace, se démonte, l’atelier est modulable. Derrière mon chevalet se trouve une rangée d’une trentaine de cartons à dessin. Là, c’est l’armoire à disques, je peins en musique. J’écoute aussi beaucoup la radio.
Au point de vue de l’éclairage, il y a l’éclairage commun, chaud, et une ampoule froide pour compenser. L’éclairage naturel venant du nord-est diffusé par les deux verrières du toit, juste au-dessus de mon chevalet. Quand je veux avoir des éclairages très puissants, j’ai deux projecteurs de 500 watts que j’allume surtout pour prendre des photos de mes toiles.

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Jean-Jacques Et quand tu as fini un tableau, tu allumes et tu regardes, ou bien …

Bernard … Ah oui alors, bonne question ! C’est tout un circuit ! Quand j’ai terminé une toile, je la présente d’abord devant un miroir pour l’observer différemment. Puis je la place dans le patio dont la verrière est plein nord. Ensuite je la pose dans l’entrée de la maison qui a un éclairage très chaud. Je passe enfin dans la véranda tournée vers le sud et chaque fois ce sont des visions différentes. Cela m’aide à analyser et à juger mon travail.

Jean-Jacques Une fois que tu as baladé ta toile, tu reviens …

Bernard … Oui ! Je reviens dans l’atelier. Et je retouche à nouveau. Encore et encore. La toile est comme un fromage, ou un vin : il faut l’affiner, il faut qu’elle mûrisse ! Elle reste très longtemps sur le chevalet avant que je la juge terminée. Chaque fois que je vais dans l’atelier, je la regarde. Il faut que je m’habitue à elle et au bout d’un moment, je vois il y a des choses que je ne peux plus tolérer. Un jour ou l’autre, il me faut la reprendre. C’est très long à mettre « au point ».
Voici le triptyque Les Trois niveaux : c’est la maquette du tableau que j’ai fait pour les Méridionaux sur le thème Complément d’objet. J’ai toujours été fasciné par les cathédrales, non pas par mysticisme, mais surtout parce que je trouve que ces édifices sont parmi les plus belles réalisations de l’Homme. J’ai eu la chance de suivre à la faculté les cours d’histoire de l’art de Raymond Rey, un grand spécialiste de l’art roman et de l’architecture du Moyen Âge. Tout cela resurgit maintenant : j’ai envie d’exploiter cette idée des églises. J’ai commencé à aborder le thème à partir des monolithes, de la verticale, avec cette impression de domination, de puissance. Ici, c’est la cathédrale Saint-Étienne vue comme à travers un rêve, un voile. On la devine à peine, et pourtant les gens la reconnaissent alors que ce ne sont que des couleurs et quelques gestes ! De même pour l’église des Jacobins que j’ai souvent représentée. Voici l’intérieur de l’église. J’ai peint d’abord des extérieurs d’églises et, depuis un an ou deux, je m’inspire des intérieurs. Il y a ces éléments de lumière, ce jeu du contraste entre l’ombre et la lumière, des endroits qui finissent par s’effacer, par se confondre dans la pénombre. Ils n’apparaissent que par touches là où c’est éclairé, puis ils replongent dans l’imperceptible. Plus loin, des éclats de lumière surgissent ça et là.

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Jean-Jacques C’est le principe même de la cathédrale. On arrive à la lumière, on discerne des choses en montant.

Bernard C’est ce que j’ai voulu exprimer avec ces trois toiles. Tout commence en bas avec le puissant chapiteau. Et l’éclatement, c’est le vitrail tout là-haut. La première couche de peinture est acrylique pure. Parce que je cherche à ce qu’elle soit la plus lumineuse. Employée liquide, l’acrylique est transparente, le blanc de la toile va éclairer la couleur et je n’y reviens plus . Tout autour, je vais travailler à l’huile, « en pâte ». On retrouve dans beaucoup de mes peintures ce contraste de lumière et d’épaisseurs.

Jean-Jacques Je trouve que tes dernières toiles sont plus lumineuses, optimistes, parce qu’on sent le bonheur, le plaisir, une forme de jouissance, le jaune, une lumière. Les cathédrales, ce sont les dernières toiles ? Je trouve qu’on entre dans l’introspection. Nous étions dans l’extérieur, maintenant nous rentrons dans l’église. J’ai l’impression que ça signifie « je rentre en paix avec moi-même ».

Bernard Voilà, je rentre dans l’église ! C’est très lié à notre façon de découvrir, Françoise et moi, les églises du Roussillon. Nous avons visité beaucoup de petites églises romanes dans l’arrière-pays catalan. Il y a parfois des chapelles très sombres, et tout d’un coup apparaît un rai de lumière. Tout est calme, dépouillé et silencieux. On a l’impression de toucher à la paix de l’âme. Cela n’a rien de religieux, mais on a le sentiment d’être en rapport direct avec le passé, avec l’histoire. C’est très émouvant.

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Jean-Jacques Et puis cette recherche de la lumière.

Bernard La lumière a toujours été ma préoccupation première, même dans mes œuvres les plus sombres. Elle vient en opposition avec les empreintes et avec les effets de matière. Mais je n’ai rien inventé. La lumière, c’est la quête principale de tous les peintres.

Jean-Jacques Ça fait aussi un ancrage. Le regard est attiré et ensuite, il part vers la lumière.

Bernard Autre chose : je n’emploie pas le noir dans mes mélanges. Quand il y en a, il est utilisé comme une couleur pure, à part entière. Je ne le mélange pas à d’autres tons.

Jean-Jacques Tu l’as mis dans le coin sur ta palette, et là, sur cette toile, il est dans le coin aussi.

Bernard Le noir se trouve rarement au centre. Pour ce dernier, je privilégie les tons clairs. Dans beaucoup de mes toiles, il n’y a pas de noir. Sur chaque centimètre carré, la couleur est propre. C’est à dire que je l’assombris et je la travaille avec sa complémentaire et non avec du noir. Je prépare la couleur sur ma palette, très souvent à l’aide du couteau à peindre. Parfois, j’utilise directement le couteau pour appliquer la touche. Ainsi, la couleur est nette. Soutine se mettait en colère quand on lui reprochait de faire des couleurs « sales » et de ne jamais nettoyer ses pinceaux. Il disait : « Ce n’est pas vrai, quand je les ai utilisés, je les jette à travers l’atelier pour ne pas avoir la tentation de les reprendre ». Parce que le problème avec la peinture à l’huile, c’est que l’on a tendance utiliser la même brosse pour plusieurs tons différents. Lorsque j’ai utilisé un pinceau, je le plante côté manche dans cette boîte remplie de sable. Puis je vais en prendre un autre pour un autre ton. En deux heures de travail, j’ai facilement utilisé une trentaine de pinceaux. Ce qui fait que je peux aussi les reprendre lorsque j’ai à nouveau besoin d’une couleur déjà employée. Voilà le principe de base pour mon travail : toujours un pinceau propre, une palette propre et des couleurs nettement définies.

Ryon

Marc Quand un tableau est dans la phase de préparation, de conception, comment se décident les couleurs ? Il y a aussi une question de rapport de tons ?

Bernard C’est un tout. Il n’y a pas que l’idée et la composition, il y a aussi la couleur. Pour moi, je l’ai dit, elle est primordiale. J’observe sans cesse toutes les harmonies qui se présentent de manière fortuite. Je suis toujours aux aguets. Par exemple, je vais m’intéresser à une photo dans un journal ou dans un livre, ou un paysage que je photographie. C’est un rapport de couleurs, un effet de lumière, une harmonie que j’aimerais recréer. Par harmonie, j’entends plutôt une complicité de couleurs. J’ai beaucoup de petits documents en réserve. Je les mets de côté pour les utiliser un jour ou l’autre. C’est ma bibliothèque de couleurs.
Dans ma création, la couleur est essentielle. Mais il faut aussi beaucoup, beaucoup d’imagination.

Ryon

Jean-Jacques Qu’est-ce que tu entends par « imagination » ?

Bernard Une idée de peinture me vient : comment vais-je la réaliser ? Il me faut inventer complètement à partir de l’idée première et je vais essayer de lui trouver une forme réelle. Je pars d’une image fortuite faite de couleurs et, peu à peu, je lui donne une signification qui m’est propre. Je vais traduire mon vécu avec quelque chose d’observé, un paysage, une photo, une ébauche en couleur. J’agis comme le paysagiste qui se nourrit de la vue qu’il a devant lui.
Pour une exposition chez Simone Boudet, j’avais créé une année de tout petits tableaux « à poser ». Ils étaient peints sur bois, avec de larges cadres pour qu’ils puissent tenir debout, posés sur un meuble. Ces objets étaient entièrement inventés. Sur une feuille de papier, je faisais couler de l’encre de Chine – je faisais souvent cette expérience avec mes élèves – je la pliais et peu à peu, en tournant le papier dans tous les sens, je me disais que ça pouvait donner quelque chose. Je reprenais une feuille plus grande, je refaisais le geste et à partir de là, j’inventais des paysages, des atmosphères. Mais j’inventais des paysages qui étaient en moi, dans mon subconscient. Le paysage, le végétal, le minéral, le ciel, la terre donnent cette liberté de création. C’est ça mon imagination.

Jean-Jacques On parlait tout à l’heure de ce qu’a apporté la pédagogie à ton travail de peintre. Là on a un bel exemple. Tu partages avec les élèves la possibilité d’imaginer et en même temps tu révèles ton imaginaire.

Bernard C’est pour ça que j’avais aussi du plaisir à travailler avec des adultes. Ils se demandaient souvent : « Qu’est-ce que je pourrais bien faire ? » Un jour, l’un d’eux m’a dit : « Hier, j’ai eu envie de peindre mais je ne savais pas quoi, je n’avais pas de sujet ». Alors, je les aidais « à avoir » de l’imagination en leur proposant des activités qui leur permettaient d’inventer par eux-mêmes et de sortir de leurs habitudes. C’étaient des séances que j’appelais « des cours de créativité ». Ils inventaient des formes qu’ils avaient faites de manière fortuite et ils les interprétaient. L’un restait sur de l’abstrait, l’autre partait sur du figuratif. Ou bien je leur proposais des démarches directives au départ mais qui les amenaient à prendre des options très personnelles. Ils choisissaient en fonction de leur propre goût, de leur propre vécu. Et à travers leur choix se révélait très vite leur personnalité. Ils s’engageaient sur un terrain qui leur était inconnu, qu’ils n’avaient jamais soupçonné. Ils se découvraient. Et je les découvrais moi-même en les accompagnant.
Pour le pédagogue, c’est passionnant de découvrir l’autre.
C’est cela, selon moi, le véritable miracle de la création artistique.

Ryon

Entretien à Saint-Orens, 20/09/2016.

Ryon

Un fond bleu de nuit
Quelques taches blanches comme des notes de musique
C’est enfin ce qui a été vu
Longtemps après
Dans la mémoire obstinée de l’atelier
Après tout l’acharnement à d’abord croire
A l’existence d’un palais
Et de gondoliers
Aperçus un soir du bateau
En passant

Soudain la Sérénissime n’existe plus ...
Il y a seulement le blanc de ce qui fut des chemises
Et le bleu
Ces bleus disposés tout près sur la palette
Bleus orageux ou bleus pacifiés
Voilant le secret d’un volet ou d’un seuil
Bleus des salles obscures des arbres en fleurs
Bleus du grand charme et des ombres
Des étés de silence
Bleu du soir et des canaux

Sur un autre quai
Une autre lagune
Celle du port Saint Sauveur
Les saisons s’embrasent ou s’éteignent
Au fil des longs séjours studieux
Une foule de formes dormantes
Racontent des voyages immobiles
Où parfois luit l’audace du jaune
Jaune des débris de soleils nocturnes des ciels abstraits
Des jonchées de reflets
Jaune de la péniche jaune au pont des Demoiselles

D’un tableau à l’autre
Il y a la nécessaire question de la lumière
Le combat conciliateur de couleurs franches
Vives nettes propres
Une surface une couleur
Espaces du dedans et du dehors que le regard s’invente
On pense au cassé-bleu dont parlent dans leurs lettres
René Char et Nicolas de Staël
Qui fait voir au bout d’un moment
La mer en rouge le ciel en jaune et les sables en violet

La lumière jamais ne décline
Elle traverse toutes les floraisons
Et même l’ombre buissonnante des nefs du Triptyque
Qui s’élève à une prochaine clarté de vitrail

Patiente lumière
Travaillée suscitée
Au blanc de la toile à l’acrylique pure
Le blanc éclaire la lumière
Il laisse exister la lumière
Une lumière immanente au ras de la peinture
Une lumière qui veille et se donne
Inlassable


Marc Nayfeld
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