Photo de Toulouse

Ernest AVERSO

Averso

Un peintre - agriculteur. Un agriculteur - peintre. Un homme de la terre. Qui cultive - entre autres - une plantation d’oliviers. Un homme juché sur son tracteur, la tête occupée de couleurs, de peinture, de tableaux en train de se faire, ou qui n’ont pas encore commencé, mais qui vont se faire. Un terrien - peintre. Voilà comment Jean-Jacques parle d’Ernest Averso depuis que nous avons ce projet de visite aux confins du Tarn.

Nous avons rendez-vous à la campagne donc, à la poste de Verfeil, et ensuite Ernest nous guidera jusque chez lui par une petite route qui monte sur la colline où se trouve sa maison, juste en face du village. Et voici les oliviers, bien en ligne, un peu en contrebas sur le coteau. Les fameux oliviers … Dès que nous descendons de voiture, Ernest nous invite - ardemment - à passer tout de suite dans son atelier, spacieux, lumineux, pour voir le tout dernier tableau issu de ce long, long ruminement dont il nous parlera tout à l’heure. Qui est aussi un combat, « une bagarre avec soi », comme il dira.



Averso

Jean-Jacques Là tu as un espace royal !

Ernest C’est quelque chose que j’ai voulu me faire, que je me suis fait, bâti tout seul, et maintenant j’y ai mis les tableaux. Ça fait un lieu. Si je stocke ça dans un grenier ça n’a aucune vie. Quand arrive quelqu’un qui a envie de voir qui est Averso, il entre là il est de suite éclairé.

Jean-Jacques Et pour toi, pour travailler, tu as un environnement, tu es déjà baigné par ton travail, tu restes dans ton travail.

Ernest Oui, c’est très spécial. Le rêve, le côté agricole, il vient de très longue date. Il est illustré par toutes ces toiles. Je trouve qu’arriver à transmettre ça à ceux qui arrivent, les jeunes, c’est bien mieux que de leur raconter une histoire. Ils n’ont qu’à regarder, à ouvrir les yeux.

Jean-Jacques Ton souci de transmettre, ça revient souvent dans nos conversations. Pour toi c’est fondamental. C’est pour ça que tu fais de la peinture ?

Averso

Ernest Pas uniquement. Parce que j’éprouve une jouissance à trouver des couleurs qui s’accordent, qui s’harmonisent, qui sont agréables à regarder. Parce que, quand le tableau est fait, il ne m’appartient pas. Il appartient à celui qui le regarde. Quelqu’un va voir cette toile, il va dire c’est chouette, et quand il va voir la signature il est déçu alors qu’il se l’était appropriée quelques secondes avant. Il faudrait presque ne pas signer.

Jean-Jacques Ce que j’aime bien dans ta peinture, c’est la profusion des couleurs. Il y a une énergie, une puissance de la lumière et de la couleur. En même temps, cette lumière, on sent qu’elle vient de la terre, qu’elle est enracinée dans la terre. Souvent dans tes tableaux, il y a une base et, après, un envol. Une échappée.

Ernest Je ne sais pas quoi répondre, là. Pour moi c’est l’envie d’un moment, c’est une parenthèse qui se ferme par rapport à quelque chose que j’ai déjà vécu. Quand la parenthèse est fermée, évidemment il y a un autre vécu qui arrive, avec une autre histoire, une autre envie. Ça ne vient pas tout le temps.

Jean-Jacques Ton vécu …

Ernest … il est sur toutes les toiles …

Jean-Jacques … oui mais il vient d’où ?

Ernest Il vient essentiellement du fait qu’on m’a tout le temps rejeté. Quand je dis « rejeté » - moi je suis né à Tunis – quand on naît à Tunis et qu’on s'installe dans une village de France, on est déjà catalogué. On est un mouton noir alors que tous les autres sont blancs. Quand il y a un mouton noir on ne voit que celui-là. Ça stimule pour faire accepter qu’on n’est pas plus mauvais que les autres. Heureusement qu’on m’a rejeté assez souvent pour que je me mette debout sur mes jambes, pour réagir. Pratiquement, toutes mes toiles représentent des autoportraits. Pas des autoportraits très concrets, à chaque fois des autoportraits différents. Des autoportraits de l’esprit, pas du physique.

Averso

Jean-Jacques Ça veut dire que ta peinture est profondément intimiste. Elle vient du plus profond de toi.

Ernest Ça vient plus que du fond des tripes. Tous les tableaux c’est la bagarre avec moi-même. Pour arriver à beaucoup plus de lumière. Beaucoup plus de clarté, de sincérité, de sagesse.

Jean-Jacques C’est ce que tu recherches à travers ta peinture.

Ernest Je ne sais pas si je cherche. Je ne crois pas que je cherche. Forcément je dois trouver quelque chose.

Jean-Jacques Tout de même, souvent tu dis « je voudrais transmettre ».

Ernest On est quelque part assez riches. Je ne parle pas d’économie, je parle de la réflexion, de l’esprit. Cette richesse, à quoi ça sert de ne pas la transmettre ? Et la meilleure façon pour moi, c’est les couleurs. Trouver l’harmonie pour que ça fonctionne.

Jean-Jacques Comment ça t’est venu, ce fait de trouver la peinture pour transmettre ?

Averso

Ernest Je trouve que la vie passe trop vite. Je ne l’ai pas vu passer. De plus il est très difficile de faire partager à ses enfants et ses petits-enfants ses préoccupations artistiques., et s’ils les devinent, ils ne me l’ont jamais dit. Sans doute qu’un jour, comme tout le monde, je vais disparaître. Et là ils vont commencer à y rentrer, dans la peinture. Ils vont commencer à dire « voilà comment il pensait à cette époque ». Dans un certain temps … Aujourd’hui, non. Tout le monde est confronté à l’économie, le boulot, les trucs à payer, les problèmes quotidiens …

Jean-Jacques Donc c’est un témoignage que tu laisses à tes enfants et tes petits-enfants.

Ernest Et aussi aux enfants qui ne font pas partie de la famille. Depuis que j’ai peint ce tableau, Le Cri du berger, il y a vingt-cinq ans au moins - l’agriculture allait mal - mon tableau parlait des moutons (parce que j’ai eu des moutons), ça s’est encore plus détérioré. Et les gens des villes s’en rendent compte.

Jean-Jacques Si je comprends bien, ta peinture vient en réaction à des réalités du quotidien. Ton quotidien, pendant longtemps, ça a été l’agriculture.

Ernest Tout le temps. Mais la manière de le faire évoluer, de le montrer, c’est par le biais de la peinture. Je serais écrivain, j’écrirais quelque chose sur l’agriculture. Là je peins un peu, je fais avec cet outil.

Jean-Jacques Mais comment c’est venu, cette idée de la peinture ?

Averso

Ernest Il y a plus de cinquante ans. Quand j’ai connu José Kablat, à l’âge de 16, 17 ans. C’est le peintre qui m’avait embauché comme apprenti menuisier. C’est pour ça que ce tableau (le dernier réalisé, à plat sur une table) est fait avec des coups de scie. J’étais menuisier, mon histoire est simple. Je cherchais du boulot pour faire un peu d’argent et j’avais entendu des machines-outils qui tournaient, c’était rue Edouard Baudrimont, la troisième rue après le Pont des Demoiselles. Il y avait une menuiserie, elle était tenue par Kablat qui était peintre. Il m’avait proposé en paye 1,70 F de l’heure et il m’avait embauché immédiatement. Il m’avait mis derrière une scie à ruban, et au bout de cinq minutes que je travaillais - je sciais des planches de peupliers - j’avais calculé que ça ne faisait pas beaucoup au bout de huit heures. Kablat était entré dans une petite pièce, je ne savais pas ce qu’il faisait. Il y avait un quart d’heure qu’il m’avait embauché, j’ai frappé à la porte pour demander une augmentation, je suis entré et il était en train de peindre. Le premier contact avec la peinture a été là. Il me dit « qu’est-ce que tu veux ? ». Je lui dis « 1,70 F … », il me dit « je te mets à 1,75 F, repars scier, laisse-moi tranquille ». J’avais gagné cinq centimes. Voilà la première augmentation que j’ai eue. Et là j’ai vu la peinture de Kablat. Il y avait un petit hangar où se trouvait un stock de bois et des peaux de lapin qui séchaient, il en faisait de la colle pour enduire les toiles. Après, je lui ai fait des cadres et petit à petit je trouvais que peindre ça permettait de s’exprimer avec gaieté, avec un côté positif.

Jean-Jacques Tu lui as posé des questions sur sa peinture ?

Averso

Ernest Ah pas du tout ! J’ai travaillé deux ou trois étés, c’était pendant les périodes scolaires. Il exposait chez Simone Boudet. J’ai été le voir pour lui apporter un premier tableau. J’avais 22, 23 ans.

Jean-Jacques Tu l’as gardé, ton premier tableau ?

Ernest Oui, avec d’autres. Ça s’appelle Sang de blé.

Jean-Jacques C’est déjà le contact avec la terre.

Ernest Oui par force. Voilà comment j’ai commencé la peinture.

Marc Avant la rencontre avec Kablat, la peinture t’avait déjà intéressé ?

Ernest Mais moi j’étais voyou, j’étais tout le temps à galoper dans les champs, dans les chaumes, attiré par l’espace, pas du tout par la ville.

Averso

Marc Les tableaux que tu as vus chez Kablat, c’était vraiment les premiers ?

Ernest Oui. Je faisais douze heures par jour pour faire des sous. Je mangeais sur place, j’apportais la gamelle, le panier. Je mangeais dans l’atelier de menuiserie. Je m’étais fait un passe-partout et entre midi et une heure j’entrais dans son bureau et je regardais les tableaux. Je ne comprenais rien. Enfin, j’étais quand même ébloui. Après, il y a la période on va dire matérialiste, je tombe amoureux, le mariage. Et quand cette période a commencé à être résolue, je me suis dit que j’allais refaire des tableaux. Et évidemment le prétexte des tableaux était le vécu de la semaine, les contrariétés, les coups de cœur, voilà j’ai commencé à peindre. Et à exposer dans les petits salons.

Jean-Jacques C’était du figuratif ou de l’abstrait ?

Ernest C’était assez figuratif mais pas trop.

Jean-Jacques Comment tu traduisais ce vécu dont tu parlais ?

Ernest Au fur et à mesure des évènements du jour, du moment. Après, on a créé, à quatre personnes, les Amis des arts de Verfeil et j’ai commencé à exposer dans les salons de la région. A Saint-Jean, Bernard Lafon m’a proposé de rejoindre les Méridionaux. J’étais souvent primé dans ces salons. Bernard Ryon donnait des cours à Airbus et j’avais assisté à quelques-uns. Mais je me sentais coincé avec plein d’élèves autour, et moi en train de faire quelque chose, je ne me sentais pas libre. Quand je peins, je peins un quart d’heure et je pense douze heures, parfois plus. Voilà comment je fonctionne. Penser tout le même jour en une heure, ça ne me va pas. Il faut du filtre, pour digérer. Je ne peux pas m’y mettre le matin jusqu’à midi, et puis m’y remettre à 14h jusqu’à 17h. Hier soir par exemple, à 11h je suis venu et j’ai peint dix minutes parce que je trouvais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, et puis je suis allé me coucher. Mais parfois tout de même c’est cinq heures d’affilée, je ne peux plus bouger tellement j’ai mal aux jambes à force de tourner autour. Il faut que je m’allonge deux heures pour reposer mes jambes.

Averso

Jean-Jacques Tu dis qu’il faut d’abord qu’il y ait une réflexion …

Ernest … il faut qu’il y ait le filtre, le filtre vient tout seul, tu tries petit à petit. Ce tableau (le dernier, à coups de scie), il y avait des fleurs en haut. J’étais à la mer ce week-end, les fleurs étaient dans ma tête tout le temps. Quand je suis venu lundi, les fleurs ont disparu parce que je trouvais que ça ne fonctionnait pas. Il faut du temps, ça ne coule pas comme quand on ouvre à fond les vannes, ça coule goutte à goutte, mais quelquefois ça coule plus qu’une vanne à grand volume. Voilà comme je suis, mais je ne sais pas comment sont les autres. Ce qui me sert, c’est quand je tourne dans cette grande pièce, c’est d’être imprégné par mes tableaux.

Jean-Jacques Ah !

Ernest Chacun amène quelque chose. Tu enlèves tout ça, tu mets la pièce vide, tu places une toile, je ne sais plus rien faire.

Jean-Jacques Tu es confronté à la page blanche.

Ernest Oui c’est difficile, la page blanche. Au début, le premier quart d’heure, la première demi-journée, il n’y a rien qui sort.

Averso

Jean-Jacques Tu as rempli ton atelier de tableaux et ça te sert de point de départ pour recommencer. L’ensemble de ton travail c’est la construction d’une œuvre.

Ernest Oui, c’est la continuité. Alors dissocier ça en vendant un tableau, c’est la ruine. C’est une chaîne où il manque un maillon. Si à la place d’un tableau on met le chèque accroché, ça ne mène à rien. Là on entre avec la couleur, c’est autre chose qu’un chèque. Maintenant, quelqu’un qui serait prêt à payer pour ces couleurs, je le prive si je n’accepte pas de le lui vendre. Je ne sais pas être différent. Même dans la famille tout le monde veut des tableaux.

Jean-Jacques Tu en donnes, tu en vends ?

Ernest J’en donne à mes enfants, l’aîné en a sa maison pleine ! C’est d’ailleurs pour eux que je peins. J’ai vendu très peu de tableaux, je ne cours pas derrière l’argent, bien que ça représente beaucoup d’argent tout ce que j’ai créé. Le but final n’est pas l’argent, c’est trouver la solution à la difficulté de l’instant, la page blanche. Les tableaux que j’ai vendus me manquent trop. Je préfèrerais qu’ils soient au grenier, qu’ils ramassent la poussière que de les avoir vendus. Parce que les personnes qui ont acheté, elles ne savent même plus que c’est du Averso. Ça ne représente rien.

Averso

Jean-Jacques Ce n’est pas sûr. Si tu l’as vendu, ça veut dire que ces personnes ont aimé, qu’il y a eu un coup de cœur …

Ernest … oui je suis d’accord …

Jean-Jacques Ça veut dire qu’il s’est passé quelque chose entre toi et elles, à travers la peinture.

Ernest Je ne sais pas, moi je ne vois qu’une chose dans ma peinture, c’est le fil conducteur : plus de vérité, plus de lumière, plus de simplicité. Tous les peintres recherchent la lumière. Soulages, c’est hypernoir, il cherche la lumière aussi.

Jean-Jacques Chacun a sa façon de chercher la lumière, et de la traduire. Chez toi, on sent que cette recherche est tellement importante que, chaque fois qu’on va regarder un tableau, on peut y voir d’autres choses. Toi tu l’as fait à un moment donné pour traduire un évènement, une blessure, une griffure, une joie. Celui qui regarde peut toujours y trouver quelque chose de différent. Tu n’as jamais pris conscience de ça ?

Ernest Non … pour moi je n’y mets qu’une seule chose et ça s’arrête là. Maintenant, celui qui regarde le tableau se l’approprie, il l’interprète à sa manière, ce n’est pas forcément la mienne. Je disais qu’il ne faudrait pas signer le tableau. Celui qui se l’approprie le signe. C’est pour ça que dans un de mes derniers tableaux, il y a une toile vierge. Avec un pinceau pour laisser à celui qui regarde la possibilité de s’exprimer et de s’approprier l’œuvre.

Averso

Jean-Jacques C’est paradoxal : tu fais quelque chose pour donner à un autre, et en même temps tu ne veux pas t’en séparer.

Ernest Oui … ce n’est pas facile de créer, d’inventer. Une fois qu’on a créé, on s’est cassé la tête un certain temps, cela nous appartient. Ça s’arrête là, je ne veux pas en faire de commerce.

Jean-Jacques On voit bien dans la pièce différentes approches, différentes couleurs, différentes formes. Tu nous dis qu’il y a un cheminement.

Ernest Oui, c’est toujours pratiquement le même tableau. C’est le même tableau depuis cinquante ans. À un moment donné, j’ai pensé comme ça, ça a été pendant un quart d’heure, pendant quinze jours. J’ai marqué cet évènement. Je vais passer au suivant, et au suivant, et au suivant.

Marc Quand tu dis c’est toujours le même tableau, c’est en quel sens ?

Ernest Ma démarche d’humain. Comme je disais, c’est toujours des autoportraits de l’esprit. Comment je me vois. Ce tableau représente la douleur, avec tous ces coups de scie. Malgré tout, c’est derrière. Devant, il y a la couleur, le côté clair, le côté spirituel.

Jean-Jacques Et puis optimiste aussi.

Averso

Ernest Tout le temps. Dans ce tableau, là-bas, la petite boule blanche dans le tabernacle tout noir, c’est ça. Ça ne peut pas être plus noir que ce noir. Mais il y a du blanc, il y a encore un petit peu d’espoir. Tout autour, ce sont soit des immeubles qui sont également en deuil de cet instant, soit des personnages. On l’interprète comme on veut. Mais ils se rassemblent tous pour respecter cet instant, c’est un enterrement.

Jean-Jacques Il y a des tableaux abstraits, il y a …

Ernest … mais quand c’est concret, ce ne sont que des métaphores. Ce tableau, avec les oiseaux : j’ai pris les oiseaux pour évoquer le temps qui s’est envolé. Les oiseaux ont de grandes ailes. Ce sont trois périodes de vingt-trois ans qui ont été volatilisées. J’utilise des métaphores qui me conviennent. Quand Picasso a peint Guernica, pour exprimer la douleur, il a éventré un cheval, il a mis un taureau à l’envers, il a évoqué les bombes qui tombent, ce sont toujours des métaphores. Et ces trois oiseaux, volontairement, ils battent des ailes, toutes mes années se sont envolées. Alors que le quatrième - dernière période - est en train de naître. Moi je me régale à raconter ça, je me régale à me découvrir moi-même.

Marc Au-dessus de ce tableau, il y a un visage. C’est assez rare.

Ernest J’en ai fait un autre, là-bas, très rapidement. Ce sont mes deux petits-enfants. J’ai fait des aquarelles de mes petits-enfants, c’est du travail précis, c’est du travail technique plus qu’artistique.

Jean-Jacques Et puis tu es obligé de passer par du dessin.

Averso

Ernest On est obligé de passer par le dessin pour aider les personnes qui regardent. Si elles n’ont pas d’éléments, elles ne peuvent pas prendre le chemin de ce que veut dire le peintre. Mais je trouve que c’est beaucoup plus intéressant, le dernier qui n’a aucune clé, uniquement de la couleur. J’avais mis les clés, c’était les fleurs, je les ai enlevées exprès. On s’approprie le tableau sans être mis sur un chemin où le peintre a voulu nous mettre.

Jean-Jacques En plus, tu as donné des coups de scie dans la peinture. Certains sont transversaux, il y en a en hauteur, il y en a qui barrent la route …

Ernest C’est sans arrêt la difficulté. On est tous marqués par ça, par les contrariétés. Sur ce tableau, par exemple, j’ai mis des cailloux. Ils ont leur fonction, ils ne sont pas tombés par hasard, ils sont là pour diviser le rouge et le bleu, les deux couleurs opposées, alors que dessous, la bande jaune représente l’anneau du mariage. Je pourrais raconter une histoire sur tous les tableaux. Mais il ne faudrait pas, il faut que celui qui regarde raconte son histoire. Bernard Ryon me demande des textes, mais non !

Jean-Jacques Bernard voudrait, d’un point de vue pédagogique, engager la personne à se rapprocher du peintre. Parce que, quand on regarde un de tes tableaux, on peut s’éloigner de ton discours.

Averso

Ernest Je trouve justement que celui qui regarde, s’il se trouve bien dans sa façon de voir, quand il lit le petit message qu’a écrit le peintre, il peut être contrarié et déçu. Tandis que s’il ne le lit pas, il s’est approprié le tableau, c’est son histoire à lui.

Jean-Jacques Quand même l’an dernier aux Méridionaux, je me souviens que tu expliquais - tu avais un groupe de femmes autour de toi - tu étais tout heureux de pouvoir leur expliquer le tableau aux lions. Donc tu leur as donné toutes les clés, là. Et elles te posaient des questions parce qu’elles étaient curieuses de savoir l’interprétation que tu en faisais.

Ernest Oui, la métaphore du lion. C’est le combat de la vie. Il faut aller au combat, il ne faut pas avoir peur. Rien n’est gagné d’avance.

Jean-Jacques Pour celui qui regarde, chaque tableau peut être une leçon, alors ?

Ernest Je suis simplement observateur du quotidien, de la vie. Ce n’est pas une rigolade. Un trentenaire ou un jeune de vingt-cinq ans, s’il ne sait pas se débrouiller, il est mangé.

Jean-Jacques Quand tu dis ça, ce n’est pas qu’une observation, tu as quelque chose à transmettre.

Averso

Ernest C’est toujours la même chose à transmettre. Dans ce tableau (aux coups de scie) je veux transmettre de la lumière. La difficulté se transforme, ça finit par couler et se transformer en eau, avec du bleu. J’ai mélangé de la colle à bois et de la peinture bleue pour essayer de faire des gouttes, pour dire que ce n’est pas gratuit d’aller chercher la lumière, la clarté, la vérité. C’est de la douleur. J’ai transformé la douleur en liquide, ça peut être des larmes, ça part dans le sol et c’est dissous.

Jean-Jacques On sent dans ton travail une remise en cause permanente. Ce n’est jamais quelque chose qui est donné d’avance, à chaque fois, comme tu le disais, il y a un combat.

Ernest Quand tu vois le tableau concret des lions et ce dernier tableau, ça a vraiment changé, mais le combat est identique. Einstein disait qu’il ne faut pas s’attendre à un résultat différent si on fait toujours la même chose. Si on peint toujours la même chose, on peut s’attendre au même résultat. Ce qu’il y a d’intéressant c’est d’ouvrir d’autres portes, de voir si tu es capable de vaincre la difficulté que tu t’es imposée. La page blanche, c’est vraiment le bon exemple. L’autre jour j’écoutais Cabrel : quand il a terminé une chanson, il est complètement vide, il ne sait pas s’il est capable d’en recréer une autre. Au fur et à mesure la vie t’amène à en créer une autre, parce qu’il y a un évènement qui t’a marqué, tu es tombé amoureux, tu as trouvé les fleurs jolies, donc tu as envie de le dire. Ou il est noir et tu le crées noir. Il faut par force du vécu, du vécu, du vécu.

Jean-Jacques Ta peinture traduit en couleurs ce combat, mais c’est un combat à chaque fois victorieux.

Ernest J’ai été en Afrique du Sud il y a deux ou trois mois. Mandela disait « je gagne ou j’apprends ». Même quand on croit avoir perdu, ce n’est pas une défaite, c’est une leçon. Je gagne ou j’apprends, ou l’un ou l’autre. Et il a mis un certain temps pour bien apprendre, parce qu’il s’est tapé pas mal de taule, ce n’était pas une défaite.

Averso

Jean-Jacques Je ressens très bien ce message-là dans ta peinture. On part quelquefois sur une base qui est noire, après on va vers la lumière et la couleur. Si ton discours était pessimiste et que l’aboutissement était le noir, tu n’aurais pas envie de le transmettre. Le don, la transmission et la couleur ça fait un tout chez toi, ça participe de ta vie, de ce que tu es au plus profond de toi.

Ernest Je suis comme ça, avec de la couleur, de la vie, de la gaieté. Il y a des moments durs. J’avais fait un tableau qui s’appelait les Pas bleus, c’est mon petit-fils qui l’a. Je lui en ai fait cadeau. Ce sont des lignes en perspective, deux carrés noirs, des couleurs acides, jaune et vert, jaune citron très acide, le noir des deux carrés au milieu, et j’ai pris les chaussures de mon petit-fils, j’ai mis du bleu sous les chaussures et j’ai fait les empreintes. C’était le décès de mon père et de ma mère, et que la vie continue ! C’est vraiment une peinture, pas une image concrète, c’est une image de ma façon de penser.

Jean-Jacques Tu avances perpétuellement.

Ernest Je ne sais pas si j’avance, je vais dans cette direction-là, dans l’optimisme toujours. Rien n’est facile, les contrariétés c’est tous les jours.

Averso

Jean-Jacques Tu utilises pour ça une palette. Tu utilises l’acrylique ?

Ernest Les deux, acrylique et peinture à l’huile. L’acrylique a beaucoup d’avantages. Elle sèche immédiatement. L’huile, il faut attendre. Après, si on revient ça devient des couleurs sales qui ne me plaisent pas. C’est plus facile de faire des fondus et des transparences à l’huile qu’à l’acrylique. À l’huile c’est un régal. Quand on a une idée qui vient, à un certain moment on pense une couleur, on met la couleur qu’on vient de penser. Et puis on n’a pas fini d’étaler cette couleur qu’il y a déjà une autre couleur qui est venue prendre la place de la première. Et si on repasse une couche dessus, on fait une cochonnerie. Il faut attendre que ça sèche. Mais le temps que ça sèche on a changé mille fois d’idée ! Et alors ce qui est intéressant c’est la couche du dessous. Si on l’efface par une couche du dessus, elle devient négative. Donc il faut en garder un tout petit peu et c’est ce qui fait du rythme. Autrement ça devient plat. Chaque couleur, avec mille teintes, devient un volume, et ça devient agréable à l’œil. C’est le côté pictural qui m’intéresse. Le poète assemble les mots, il les accorde pour le rythme et ça devient agréable à l’ouïe. Le peintre, lui, il a la vue, la couleur. Je suis en train de regarder le tableau à la bande jaune : dessous il y a du noir mais il n’est pas complètement effacé, on arrive à le voir un petit peu. J’aurais fait une bande jaune ça devenait pauvre.
L’acrylique couvre tout de suite. Il faut vraiment y aller avec finesse. Quand on pense que le tableau est fini, on y est encore un petit peu, on arrive à mettre des petites couches fines, mais à peine touchées au pinceau pour ne pas couvrir. Il faut juste effleurer. Et là on commence à prendre du plaisir. Quand on en est à ce stade, le tableau s’achève de lui-même. On prend du plaisir là, plutôt que chercher la forme. Au début ce n’est pas joli à voir parce qu’on n’a pas complètement cerné ce qu’on pense. Au fur et à mesure ça se précise. Et à un moment donné ce qu’on pense ne compte plus. Ce qui compte c’est le tableau. Ce n’est pas ce que tu penses toi, c’est ce que les autres vont regarder. Ils ne vont pas regarder ta pensée, ils vont regarder de la couleur …

Averso

Jean-Jacques … le tableau est devenu ta pensée …

Ernest … oui c’est le tableau qui est devenu ma pensée, mais ça n’arrive que dans le dernier quart d’heure. C’est le dernier quart d’heure qui peut durer toute une journée, c’est la finition, c’est le tableau qui te dicte : mets-moi du bleu là, ou du rouge là, il te le dicte, toi tu ne deviens que le manœuvre, que le larbin de la toile. Mais avant d’être arrivé à ce stade, tu es là en train d’éduquer - c’est comme un enfant, tu l’éduques mais une fois qu’il est éduqué tu ne comptes plus, le petit te dicte ce qu’il y a à faire. Voilà, vous connaissez un peu plus Averso.

Jean-Jacques Oui, mais il y a aussi ton rapport avec la terre et avec la nature.

Ernest Le rapport avec la terre, c’est la richesse première, c’est vital.

Jean-Jacques Au départ tu nous avais dit que tu étais menuisier. Tes parents étaient agriculteurs ?

Ernest Ils étaient agriculteurs à Caraman. Ils avaient acheté une petite ferme de 27 hectares à crédit, qu’ils avaient du mal à payer. Et la passion de la terre, comme une drogue, est venue de là, elle est même venue encore avant. Je suis né à Tunis, parmi les oliviers, c’est pour ça que j’ai des oliviers, je suis un terrien. Je m’amusais à chasser les alouettes, elles viennent boire dans les petites retenues d’eau qu’on fait en Tunisie autour des oliviers pour les arroser. Je suis un enfant de la terre, un petit sauvage, tout le temps dans la nature, jamais en ville. La période menuiserie m’a servi pour démarrer, je me suis marié, j’ai créé mon entreprise, à poser des portes, des fenêtres. C’est pour ça que je ne suis pas trop mauvais quand il faut bricoler aux Méridionaux. Mais j’en ai eu marre de la ville, des chantiers, des réunions de chantiers, il fallait que je redevienne paysan et j’ai acheté cette terre. Financièrement c’était l’Everest, c’était aller sur Mars. Tout le produit de la terre était pour payer la banque. Tout. Zéro salaire. Un traitement de fonctionnaire par mon épouse. J’ai tout bâti, bloc par bloc, avec la bétonnière, la maison, puis l’atelier après. Vous voyez le cheminement de l’individu ?

Averso

Jean-Jacques Tu es un bâtisseur !

Ernest J’ai travaillé comme un fou. Après j’ai acheté un terrain et je me suis investi par la force de mon travail.

Jean-Jacques Ça veut dire que tu as pris des risques à chaque fois.

Ernest Phénoménaux. C’est à chaque fois la page blanche, la difficulté, trouver la solution. Il faut forcément être multiple, faire quelque chose que les autres ne font pas. Et j’ai fait des maisons, au lieu de faire des cochons, des bœufs, des chèvres …

Jean-Jacques Tu prends les mêmes risques dans ta peinture que dans ta vie économique.

Ernest Tous les jours. Ça ne m’empêche pas de dormir, je suis fabriqué comme ça. Je me lève le matin, qu’est-ce qu’il y a à régler ? et on règle les problèmes et c’est tout, ça fait cinquante ans que ça dure. C’est que quelque part ça fonctionne.

Jean-Jacques Et ça fonctionne de façon identique avec ta peinture, le même combat avec la lumière et la couleur.

Ernest Il y a une toile blanche là derrière. Tu enlèves le plastique, tu la mets sur le chevalet. Pour démarrer quelque chose ce n’est pas évident. Tu es bien obligé de partir un petit peu avec les arriérés que tu as autour.

Averso

Jean-Jacques Tu pars quand une peinture est finie, c’est l’une après l’autre, tu ne peins pas plusieurs toiles en même temps ?

Ernest Non. Il y en a une, elle m’occupe la tête, elle occupe l’atelier, et à un moment donné elle s’achève, et je passe à une autre. Il se passe parfois trois mois, je n’ai rien touché, et parfois j’en fais trois en quinze jours.

Marc Quand la toile est blanche, ça commence toujours différemment ?

Ernest Je commence toujours par de la couleur. D’habitude je barbouille et avec mon scalpel je commence à gratter pour aller chercher le blanc. Tant que ce n’est pas trop sec, je gratte, et ça commence à ressembler à quelque chose. Après je vais un peu plus loin et quand je fais de l’abstrait c’est des grands coups. Quand je vois que ça ressemble à quelque chose, je continue un peu plus. Parfois ce que j’ai fait est mauvais, ça arrive …

Jean-Jacques Tu commences quelque chose et très vite tu le scarifies. Maintenant tu y vas à la scie … Chaque toile que tu commences, il faut qu’il y ait comme des plaies.

Ernest Ça dépend de l’humeur. Je procède … un peu comme Fontana. Lui, c’est à coup de cutter, en plein milieu. Il est plus fort que moi. J’ai vu une fois une de ces toiles aux Abattoirs, la perspective était donnée par le bâillement de la toile, qui avait été déchirée et coupée.

Marc Quand tu dis que tu barbouilles, la couleur vient toute seule ?

Ernest Elle vient toute seule. C’est instinctif. Les pots sont là, je fais gicler la couleur. Il y a des choses que je fais encore plus rapides. Quelquefois je prends les bonbonnes, les burettes, je les vide et après je m’interdis de toucher quoique ce soit. Et c’est là qu’on atteint beaucoup de progrès, parce que, quand on fait une bêtise, des erreurs d’anatomie, on accepte l’erreur. Et on repart de cette erreur. Si tu commences à gommer et à repeindre dessus, tu triches envers toi-même. Si on prend un cas extrême, un criminel, quand il sort de taule il dit oui je suis un criminel, j’ai purgé ma peine, il est marqué à vie et il faut qu’il fasse avec. …

Averso

Jean-Jacques … mais tu es marqué à vie par la peinture

Ernest On est marqué à vie par notre caractère, par la couleur, par nos idéologies, on est marqué à vie …

Jean-Jacques Tu ne te vois pas faire autre chose que la peinture.

Ernest J’ai mis un certain temps pour avoir l’espace de cet atelier. Maintenant qu’il y est, je m’y trouve bien. Le problème c’est quand on ne va plus être là, qu’est-ce que les jeunes vont en faire de tout ça ? Je ne compte ni le vendre, ni le donner. C’est là, point final. C’est comme les tableaux. Je sais que ça représente une valeur, mais on l’a fait avec mon épouse, on l’a gagné.
Eh bien … je ne sais pas comment vous allez pouvoir traduire tout ce que je vous ai dit … Ça va être votre boulot !

Jean-Jacques On ne va pas le traduire, on va restituer textuellement ce qui a été dit.

Ernest Parce que sur la peinture, quelque part, on ne peut pas mettre de mots. Comment amener des mots pour décrire ça, là (le tableau aux coups de scie). Ou ça parle ou ça ne parle pas. Quelqu’un de loin ne voit pas les entailles de scie, il voit des traits, mais s’il approche, il va dire « là quand même il s’est passé quelque chose, il a foutu des coups de scie le mec, là ? ». Il commence à s’interroger. Mais au premier abord, on regarde ça, il n’y a rien. Il n’y a pas de coups de scie. Dessous quand même, ce n’est pas de la rigolade. Non, il n’y a pas de mots pour traduire la peinture. Ou tu ressens ou tu ne ressens rien. Maintenant je fais très attention à ce que mon travail ne soit pas pris par le surplus de technicité. Quand on est trop technicien on est ingénieur, on n’est pas artiste.

Averso

Jean-Jacques Qu’est-ce que tu entends par « technicien » ?

Ernest Les mecs qui sont trop « bons ». Tout à l’heure je disais « je ne cherche rien », je trouve au fur et à mesure que je peins. Je trouve que les techniques mangent le côté artistique. Il faut par force qu’on sente qu’il y a une recherche, une hésitation, des erreurs … une incertitude. Une franche incertitude. Si c’était parfait, tu fais ce tableau et tu meurs. Alors que le lendemain tu as envie d’en faire un autre. Donc celui que tu viens de finir n’est pas bon puisque tu en attaques un autre.

Jean-Jacques Souvent des peintres n’aiment pas revoir leur peinture ancienne. Parce qu’ils ont progressé, et ils voient les erreurs qu’ils ont commises. Mais ils veulent revenir dessus.

Ernest Quand on a l’œil dans la toile, on est aveuglé. Quand tu laisses la toile une semaine, deux ou trois jours, tu reviens avec un œil complètement reposé, tu vois tous les défauts vite fait, et tu rectifies tout de suite. Mais quand tu es passé à une autre toile, tu as oublié la précédente, elle est comme elle est. Bonne ou pas.

Jean-Jacques Tu fais partie des gens qui délivrent un message fort. On ne peut pas rester insensible devant tes tableaux. Ça nous interroge, nous bouscule. On est confronté à quelque chose qui nous permet de voir qu’il y a de l’espoir. Puisque tu arrives à avoir cet espoir, les autres peuvent l’avoir aussi. Ça peut se partager.

Ernest Je pense que oui. Avec beaucoup de combativité on peut arriver à tout. À condition que ça reste sain. Le combat qu’on peut se livrer, si c’est un combat malsain, pas la peine de combattre.

Averso

Avant notre départ, Ernest nous fait visiter la plantation d’oliviers. Grand soleil de septembre. Conversation sur les différentes variétés d’arbres, de fruits, le moment de la récolte, les choses à faire pour protéger, soigner, entretenir. Un peu plus haut sur le coteau, les figuiers nous attendent près de la maison. Un même souci, une même tendresse animent la parole du peintre, qu’il s’agisse de ses tableaux, ceux qui sont autour de lui comme ceux qui se préparent, qu’il s’agisse de ses cultures, de la terre immédiatement là, dès le seuil franchi.

Nous quittons Ernest Averso et son épouse. A midi, son fils et un moissonneur sont venus partager le repas. Il part tout de suite retrouver ses champs. Sur la route, nous lui faisons signe : il est déjà en train de discuter avec ses compagnons de travail, au pied de la moissonneuse … L’agriculture continue la peinture.

Entretien à Verfeil, 27/09/2016.

Averso

Il était voyou
Un petit sauvage tout le temps
À galoper dans les chaumes
Entraîné dans l’espace
Amoureux définitif de la terre
Aujourd’hui gardien de mémoire des oliviers
Bien en lignes sur le coteau
Près de la maison bâtie de ses mains
Avec son grand atelier où coule la lumière
Il y a des figuiers au jardin et aussi en peinture
Bruissant de vert et bleu
Rose et jaune

Amoureux de la terre
De la terre qui peint
Elle sèche elle se craquelle
En plein cagnard du mois d’août
Les lignes se font toutes seules
Les oiseaux s’envolent épris de clarté
Les ailes salies de glaise

La terre se laboure sous la lune
Et le tableau qui vient
Se fait sans cesse dans la tête
En pleine nuit sur le tracteur
En allant dehors se promener
Et encore y penser

Amoureux de la terre
Où sont enterrées
Les innombrables clés des champs
Et la seule clé de toute une vie ensemble
Au creux de la toile au creux de la terre
Sous la toile de jute
Dans son cercueil rouge

La terre
Portail du deuil
Où sont enterrés les parents
Et leurs parents à eux
Des deux carrés noirs partent
Les pas bleus
Les sandales de l’enfant trempées dans le bleu
Pour qu’il aille de l’avant
Que la vie continue

L’œuvre est à elle-même sa propre lignée
Tout entière présente dans l’atelier
Témoignage de la bagarre avec soi
Offert à qui voudra bien le recueillir
L’œuvre déjà là suscite les recommencements
Devant la toile blanche
Tel jour c’est tout bleu ou c’est tout rouge
Même les traces dans la neige
Ça devient du vert la couleur vient toute seule

Mais la douleur
Chaque jour la douleur
D’aller chercher plus de lumière plus de vérité
De transmettre la lumière
Entre à coups de scie
En lignes inflexibles
Traçant le damier d’un territoire irradié

Pourtant
Entre sang noir et fleurs disparues
Seule demeure
Une clarté indomptable


Marc Nayfeld
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