Qui consulte le dictionnaire découvre que 'palimpseste', vocable d'un abord peu avenant et même épineux, désigne tout simplement une bonne vieille technique de récup' pratiquée depuis la plus haute antiquité. Mais qui chemine dans ce Salon s'aperçoit que le palimpseste a peut-être droit à davantage de considération.
Il est clair que souvent (le nombre important de candidatures cette année en témoigne) l'idée de palimpseste rencontre des pratiques déjà familières, fait vibrer des cordes toutes prêtes à résonner, met les mains et les imaginations en mouvement.
Que voit-on en effet sur ces cimaises ? Des couches de couleur, des strates et des blocs superposés, des matières obtenues par recouvrements successifs, des surimpressions picturales ou photographiques, des papiers collés qui se pressent et se chevauchent, des transparences flirtant avec des opacités : des coulées enchevêtrées, des graffitis entassés, des voiles, des écrans, des surfaces trouées, égratignées, griffées, balafrées qui laissent apercevoir des fonds qui laissent apercevoir d'autres fonds... Ces œuvres ont tendance à incarner tout naturellement le palimpseste. Parfaite image mimétique d'un palimpseste en 3D : la colonne Morris en volume.
Mais ces travaux sont aussi des réflexions, des rêveries sur le palimpseste. Le plaisir des yeux est moyen d'évoquer bien des 'choses de la vie', en images poétiques, volontiers polyvalentes : l'eau par exemple, belle image de palimpseste, pour l'évanescence de ses reflets, de son action d'effacement ou de sa transparence, qui superpose fond et surface.
Le palimpseste temporel est un pôle majeur. Le moment passé, recouvert par le moment suivant, s'efface de la réalité ou de la mémoire, comme les traces laissées sur le sable de la plage disparaissent sous la vague ou sous les empreintes nouvelles. Sous le papier, l'esquisse disparait sous le dessin... à moins de considérer que l'ébauche disparue informe encore le travail définitif. De même, une œuvre peut rendre hommage à celle qui l'a précédée et fécondée. Les ruines et les fantômes sont des traces ténues, des rémanences du passé comme une cicatrice en est l'incorporation irréfutable et douloureuse. Dans le cerveau humain, les mystérieux circuits de la mémoire raniment les instants révolus. Une Crucification, une Cène, des fresques du moyen Age sont à découvrir comme appartenant à notre actualité quotidienne. Les temps les plus reculés, préhistoire, protohistoire amérindienne, aussi bien que ceux de la déclaration des droits de l'homme ou de la guerre de 14, sont de même étoffe que le présent actuel. L'idée de réversibilité fonctionne à plein : même les strates géologiques sont réversibles ! Autres images du temps, le nid, le cocoon, l'œuf, qui proposent un palimpseste superposant cette fois le présent et le futur.
Dans certaines œuvres règne la démultiplication d'éléments identiques dans le même espace plan : sortes de palimpsestes horizontaux ou la réitération est l'équivalent de la substitution. Quand il s'agit de fleurs ou de plantes, cette profusion est perçue tantôt comme édénique, tantôt comme dangereusement proliférante. La réduplication des êtres vivants est plus ambiguë : quand ils vont par trois ou davantage, sont-ils interchangeable, dépersonnalisés ? Ou au contraire, comme 'imprimés' avec force dans le réel ? Les myriades d'habitation accumulées jusqu'au vertige en morceaux de papier infinitésimaux nous proposent une version étouffante de la coexistence des vies. De même la cité juxtapose en masse les existences isolées. Ailleurs, un autrui innombrable nous cerne et nous impose par la voix des médias les bad news qui nous terrifient. Mais à l'opposé la jonction de deux corps amoureux crée un palimpseste érotique dans un climat de conte ou de poésie.
Vu sous l'angle le plus large, le thème favorise une vision riche et paradoxale de l'existence. La vie toute entière est 'palimpseste perpétuel' : tension entre des éléments indissociables mais distincts, voire opposés. Ces caractères d'écriture, ces signes qui sollicitent la compréhension du visiteur, la lui refusent dans un même mouvement, et le laissent dans l'incertitude ; l'éphémère et le solide se disputent le monde visible ; le vrai et le faux moi prennent le pouvoir tour à tour ; nous cheminons entre la réalité et l'illusion qui vient la parer de ses bulles chatoyantes ; les empreintes sont les traces d'une présence aussi bien que le signe d'une absence : elles situent les vivants dans un entre-deux précaire fait de consistance et d'inconsistance, de mémoire et d'oubli. A partir du thème, les œuvres exposées dans ce Salon font éprouver ces vérités au visiteur, tout en lui ménageant de multiples et intenses jouissances plastiques.