Pour bon nombre d’entre-nous le thème de ce 90e Salon nous fait entendre irrémédiablement la voix d’Edith Piaf fredonnant ce monument éponyme de la chanson française. Son refrain est devenu le symbole planétaire d’une France « so-romantique ». Mais aujourd’hui pour la jeune génération que représente « la vie en rose » ? Son sens s’est émoussé et la promesse d’une vie pleine de bonheur n’est plus qu’un souvenir. Les guerres, les crises économiques, les crises écologiques nous entraînent vers une vie beaucoup moins rose qu’annoncé. Ce rose qui semblait être une couleur affirmant une certaine douceur de vivre s’est peu à peu assombrie de rouge sang.
Pour nombre d’entre-nous « la vie en rose » n’est plus rose. Elle est pour certains : couleur de la sueur du travail, couleur de la souffrance, couleur de la survie, couleur d’identité, couleur du désespoir, couleur de l’espoir, couleur de la peur, couleur de la joie, couleur de l’errance, couleur de la terre promise, couleur de la douleur, couleur de la paix.
Aujourd’hui comme hier la vie n’est malheureusement pas toujours d’un rose vide de sens, aussi nous les artistes méridionaux, vous offrons à travers cette exposition, des interprétations personnelles du monde qui nous l’espérons vous rendra « la vie plus rose ».
Jean-Louis Rouget
Président des Artistes Méridionaux
Edith Piaf
Le thème « La vie en rose » emprunté au refrain d’E. Piaf est un défi lancé à certains a priori. Le rose, couleur fade et mièvre réservée aux enfants ? L’optimisme, vision naïve, niaise de la vie ? Beaucoup d’œuvres démontrent ici toute la force et l’intensité que peut prendre la couleur rose, et toute la joie qu’elle peut irradier.
Mais d’un autre côté, Piaf n’est pas une chanteuse à l’eau de rose. Replaçons notre expression dans son contexte :
Quand il me prend dans ses bras
Qu’il me parle tout bas
Je vois la vie en rose
Il me dit des mots d’amour…
Ce célèbre « Je vois la vie en rose » ne situe le rose que dans le regard exalté de l’amante comblée : la vie n’est pas rose, pas toujours, pas forcément ! Et les ironistes, les détracteurs du rose, les sceptiques qui font suivre « rose » d’un point d’interrogation, ont bien raison de s’exprimer : eux aussi traitent le thème.
Le rose
L’exposition affiche donc en dominante le rose : cette couleur figure dans la plupart des œuvres peintes, des œuvres en volume, ainsi que dans certains dessins. La capture vidéo, le collage, la photo ne sont bien entendu pas en reste.
Le pouvoir émotionnel de la couleur, partout à l’œuvre, est particulièrement lisible chez les abstraits : des à-plats de roses ardents, des réseaux chatoyants communiquent une exultation, un élan de vie, alors que les tons sourds et rabattus, notamment traités en angles inflexibles, brisent l’espoir. Parmi toutes les modulations possibles, notons le magenta, le rose violacé, le rose rouge, le rose kitsch volontairement clinquant, le rose bonbon, cliché humoristique des vacances tropicales...
Le bleu, volontiers associé au rose, démultiplie le plus souvent sa vertu euphorisante. Mais le gris, parent atténué du noir, guère plus folâtre que lui (peut-être même plus désolant), vient aussi cerner le rose, voire le supplanter. A la limite, le rose brille par son absence. C’est l’échouage.
La rose
La rose est très présente, à juste titre puisque c’est de la fleur que la couleur tire son nom. Souvent discrète, allusive, de valeur surtout emblématique, elle figure dans un coin du décor, en vase, sur un abat-jour... Quand elle trône au centre de l’œuvre, elle séduit par sa plénitude colorée ; en volume, par sa structure en emboîtement de pétales enroulés. La fragilité légendaire de sa beauté en fait le symbole de toutes les précieuses vies menacées, qu’elles soient végétales et animales. Le désastre écologique lui-même est anticipé : au bout d’une évolution fatale, la dernière rose est devenue un phénomène sous cloche, offert à la curiosité d’un monde sinistré, complètement noir.
Les moments roses
Qu’ils se vêtent ou non en rose, certains cueillent joyeusement les roses de la vie. Elles sont multiples et combinables, comme l’amour en été, le repos savouré en musique, la beauté féminine au cœur des beautés sylvestres, le vin rosé qui attise la convivialité.
Grandes tendances : les généreuses floraisons printanières, le corps féminin, l’érotisme et l’amour, les moments de tendresse partagée, de fraternité, le sentiment d’appartenance à un groupe. Une lecture revigorante et stimulante, permettant de mieux comprendre notre monde, doit être comptée au nombre des bons moments. Savourons aussi la paix quelque peu onirique d’un tableau pastoral à pomme flottante, l’impassibilité envoûtante d’une marine bleue et rose.
L’enfance est un temps privilégié du rose, dès les premiers moments : lors de la gestation et de la naissance, le rose de la chair et du sang palpite pour créer la vie. Dans les ballons enfantins, dans le tutu de la petite ballerine, le rose est associé à la légèreté, à un élan magique vers le ciel : l’enfant n’est pas encore plombé par le poids du réel. Dans un autre cadre, les parapluies roses devenus aériens lévitent eux aussi. Le rose serait-il aussi céleste que le bleu ?
Peut-être bien, car Toulouse notre Ville Rose, où la vie en rose se devait de prospérer, a partie liée avec le ciel et avec l’espace : les œuvres se plaisent à le souligner, en faisant des allusions précises à son passé de l’Aéropostale, aussi bien qu’à son pôle spatial.
Le rose et le noir
D’autres artistes refusent de donner la prééminence au rose, réduisent sa surface, dénoncent ses leurres. C’est une fenêtre ouverte sur un lointain inaccessible, une rose serrée de près par des barbelés noirs. Et que pèse le rose quand l’enfant qui en est revêtu est une petite réfugiée sortie d’un campement misérable ? Triste retournement, l’amour en rose chanté avec tant de passion par E. Piaf, se trouve happé par une spirale néfaste, et dérape vers les tâches ménagères d’une existence grisâtre. On a beau lui offrir des roses, la féminité est agressée, bâillonnée, exploitée. Sur le mode de la dérision, le rose se déclasse, moyennant une approximation phonétique, en brosse de nettoyage d’un prosaïsme affiché. De même, le rose devient rosse, et des fleurs décorent avec une profusion ironique le double néant d’un tombeau vide. Le rose est illusion, soupire une poupée désenchantée. Ou bien vision hallucinatoire, voyez tous ces « éléphants roses »… !
Le passé et l’actualité fournissent de quoi contester directement l’existence du rose : disparition d’espèces, conflits, manifestations, violences, incendies, guerres... la brutalité avec ses teintes violacées fait les blessés, les « gueules cassées ».
Le rose en tête
Mais peut-être le rose n’est-il jamais si beau que dans la tête de ceux qui l’attendent, qui l’espèrent, qui l’imaginent ? Le migrant sur son dur chemin tend vers une vie en rose encore invisible, comme l’astronaute qui progresse sur sa trajectoire vers une lointaine planète, espérée plus belle. L’espoir peut être frêle comme cette mince ligne rose de vagues, qui aimante le regard entre deux étendues grises. Ou fiable et rassurant, comme les épis de blé qui flamboient, promesse d’abondance et de vie. Devant les yeux de ceux qui ont la foi, le rose rutilant des lendemains qui chantent resplendit au milieu de l’arc-en-ciel.
La vie en rose existe-t-elle ici et maintenant ? Est-ce un mirage ? Un grand Peut-Etre ? Ce sujet un peu provocant a suscité de très diverses méditations plastiques sur la possibilité du bonheur.
Elisabeth Aragon