Rue Delacroix. Mais ce n’est pas le peintre. Un Delacroix sans prénom. Juriste et publiciste, dit la plaque sauf erreur de mémoire. Peut-être Jacques Delacroix, estimé de Voltaire pour ses opinions progressistes ? N’empêche, habiter une rue Delacroix pour un peintre n’est sans doute pas indifférent. Une manière de signe tout de même, à interpréter selon affinités.
L’atelier s’ouvre de plain-pied sur la rue. On entre d’emblée dans une salle très ample, où se tiennent des soirées de musique et de poésie, des vernissages. A gauche, un espace avec des jouets et d’autres objets d’enfant, réservé à la petite fille de Gilles. Il y a de nombreuses toiles, bien sûr, quelques-unes par terre, celles sur lesquelles travaille le peintre actuellement. A même le sol au pied d’une œuvre en cours, la foule des outils de travail, des piles de revues et de livres bien droites ou effondrées (et un Deleuze consacré à Spinoza, sur une petite chaise d’enfant). Un canapé (où s’asseoir pour offrir une dédicace, par exemple), des pinceaux chinois, quantité de choses d’espaces, de temps et d’horizons divers, des torses nus parcourus d’écritures, des bustes et statuettes, un vélo de promenades anciennes… Et un poste de radio, singulière sentinelle de l’actualité – dont il sera si souvent question – dans cet univers si personnel.
Car c'est là que se préparent et s’élaborent les tableaux, mais c’est encore un lieu que Gilles habite pleinement, un lieu à multiples endroits, nous le verrons, où marcher l’hiver quand le temps « est pourri » et qu’on ne sort pas ; où se promener l’été s’il fait trop chaud tout en restant au frais. Il y a aussi un atelier d’été où s’installer, même pour dormir. Ça arrive à Gilles de s’y mettre, bien couvert, avec une petite lumière en face. Une fontaine donne encore de l’eau.
Une deuxième salle ouvre ensuite sur une autre rue, jouant la fonction d’un espace d’exposition.
Par un escalier enfin, on descend dans la cave, les caves plutôt, « un espace des pas perdus, mon déambulatoire », un espace où se retirer, se retrouver, se taire, méditer quelque projet ou tout simplement peut-être gamberger, imaginer…
On reste un moment dans la grande salle initiale, puis tout en discutant on passe dans la petite courette à la fontaine, puis dans la deuxième salle où sont accrochées de nombreuses toiles.
Gilles Ce sont des toiles récentes, j’en ai fait trois ou quatre sur le Bataclan. Lorsqu’il y a eu Charlie j’avais fait une grande toile de 2 m sur 10. Quand j’avais appris l’attentat à la radio, j’avais pensé à la médiathèque de Québec où il y avait une grande fresque avec un procédé que j’avais moi aussi utilisé, un procédé de transfert dans le béton. Un peintre était parti d’une phrase d’un poète québécois qui disait « vous n’en avez pas assez de crever, bande de caves ! ». Tout de suite j’ai repensé à ça, j’ai recopié la phrase avec du rouge sang sur la toile et j’ai construit quelque chose avec une bande dessinée qui venait, qui repartait, avec au bout une espèce de rhizome, et ça repartait. Je suis parti malgré moi à faire des choses comme ça. Et après j’ai fait trois ou quatre toiles sans vouloir vraiment réagir, mais c’est un peu de manière inconsciente. Je n’arrivais pas à faire autre chose que ça.
Jean-Jacques Tu as refait des liens avec des souvenirs qui t’ont marqué.
Gilles Voilà.
Jean-Jacques Tu mets plus de couleurs maintenant.
Gilles J’essaie. C’est toujours des nuances de gris, j’essaie de mettre plus de couleurs mais c’est quand même tout en retenue.
Jean-Jacques Ça donne une autre dimension.
Marc Tu écris les textes, tu les trouves ailleurs ? Gilles Ce sont des réminiscences de poèmes, ou des coups de gueule. Il y a des considérations sur l’actualité. Sur une toile j’ai recopié des phrases de Ginsberg. Je suis allé à San Francisco l’année dernière à la "City lights" booksellers, il y a un espace dédié à la Beat Generation. Il y avait un rocking chair dans lequel je me suis balancé. Ginsberg, Kerouac avaient usé leur pantalon dessus. Un vieux monsieur un peu excentrique, un British, habillé avec une veste chinoise, est venu me demander si je savais qu’il ne fallait pas toucher à cette chaise. Je lui ai dit que je m’en doutais. Alors il m’a raconté qu’il avait été le voisin de Ginsberg. C’est là que Ginsberg avait poussé le « cri », Howl.
Il y a des choses qui viennent comme ça, par association d’idées, ça paraît cohérent pour moi, pour les autres beaucoup moins. Mais tout ça, ça se tient, quoi.
Sur cette toile, les vélos, c’est un souvenir du Vietnam. Les embouteillages mémorables de Ho Chi Minh. Tu vois des milliers de gens collés les uns aux autres, la rue qui bouge. J’étais à Cholon et au bout de l’avenue, pas loin du marché, j’étais dans une deuxième cour intérieure le soir, aux heures d’embouteillage, à partir de 5h jusque vers 9h ça faisait un bruit d’essaim d’abeilles. Je te jure que le sol bougeait ! Il y a des milliers de mobylettes, le trottoir tremble ! Ça rappelle l’histoire des foules qui empruntent les ponts suspendus, les militaires qui ont fait s’écrouler des ponts parce qu’ils passaient au pas cadencé à la mauvaise fréquence. Et ils ont fait péter les câbles. Voilà, c’est plein d’histoires comme ça, qui se télescopent.
Là aussi, c’est des choses récentes. Cette toile, c’est un peu un aspect sacrificiel, elle existait auparavant dans l’esprit de celles de là-bas. Petit à petit je suis revenu par-dessus avec du noir, avec des écritures. En ce moment je fais souvent ça. Je reprends des toiles anciennes et je retravaille dessus. Ou alors, comme cette toile qui est beaucoup plus vieille, c’étaient de grandes toiles que j’avais rapportées du Vietnam. Comme on zoome en photo, j’ai découpé, j’ai viré tout ce qui ne me plaisait pas autour, j’ai gardé la partie centrale. Enfin, j’ai triché parce que je n’ai pas tout jeté. J’ai fait des découpages, des collages.
Jean-Jacques Ce qui te préoccupe le plus, finalement, ce que je retrouve souvent, c’est la mémoire.
Gilles Oui, et aussi l’actualité et puis l’écriture. Souvent les gens me disent qu’on ne peut pas lire. J’écris dans l’espace, pas dans le temps, j’écris en peinture, pas en littérature. Il y a toujours du texte. Je pars d’une phrase, d’un mot, non pas pour rendre compte d’un livre, ou d’un paragraphe, mais ça suscite des choses, comme dans une conversation, on démarre sur quelque chose, et puis on part à bâtons rompus. La lecture pour moi est quelque chose d’important, j’ai vraiment besoin de ça. L’écriture n’est pas une alternative entre le figuratif, l’allusif, l’abstrait. C’est une manière d’enrichir ma palette. C’est ce qui me permet d’éviter d’utiliser de la couleur. Une autre manière d’enrichir la toile, le propos. L’écriture est visible, sans qu’elle soit nécessairement lisible. J’entends « on ne peut pas lire… » mais justement il faut susciter le désir, et puis la curiosité. En plus, mon écriture est suffisamment dégueulasse, ça me permet d’empêcher que les choses soient directement lisibles. Sinon ça deviendrait anecdotique, tu aurais l’impression d’avoir un livre, un cahier d’école. Ce sont des mots qui suscitent des associations.
Jean-Jacques Ça oblige celui qui lit à inventer, à trouver lui-même un texte. Gilles J’ai un point de départ, je pars, je reviens. Tout le monde dit que le plus difficile c’est de commencer. Le plus difficile c’est de s’arrêter. Il y a plusieurs tableaux possibles. Mais il arrive un moment où tu sais que si tu en rajoutes tu vas devoir modifier totalement la toile. Il faut pouvoir se dire que telle qu’elle est là elle n’est pas si mal. Il faut en rester là.
Jean-Jacques Pour ça, tu es obligé de te reculer, de voir l’ensemble.
Gilles C’est un ressenti. C’est le moment où je me dis « il est 5h du matin il faut que j’aille me coucher, je signe et j’arrête ». Il m’arrive parfois de reprendre de vieilles toiles qui ne me plaisent plus. J’essaie de me remettre dedans, il me semble que le propos n’est pas fini et je repars. Les tableaux je les détourne, je ne les continue pas, je fais autre chose, parce que, même s’il reste une partie, c’est le côté palimpseste. Tu gardes des choses qui sont dessous, mais le simple fait de reprendre te fait faire autre chose. Marc Un tableau comme celui-là [inspiré par le Bataclan], tu l’élabores par grandes masses de peinture, de couleurs ?
Gilles Je suis parti avec des espèces de grosses taches, des projections de sang, je suis parti sur de grandes projections, et à partir de là j’essaie d’en faire quelque chose. Je ne fais jamais de maquette, c’est un travail de l’instinct, qui jaillit. C’est comme une conversation, on ne peut pas la planifier. Ça part de choses spontanées et ça se construit peu à peu. Une fois j’avais fait une toile à partir du Horla de Maupassant. C’est un passage où le personnage sent l’éclatement qu’il y a en lui. J’ai commencé la toile, je ne savais pas comment la finir. Ce n’était pas une question plastique. Un soir en allant chercher ma fille chez sa mère, quelqu’un avait laissé sur sa fenêtre des choses à donner. Je vois l’Éloge de la folie d’Érasme, j’en ai recopié un passage et j’ai pu repartir. C’est la lecture qui m’a sauvé !
Ce sont des choses qui se produisent assez souvent. C’est l’histoire du livre que tu ouvres au hasard, tu tombes sur une phrase et c’est celle sur laquelle tu avais envie de tomber, tu as l’impression qu’elle a été écrite pour toi. Ce sont des moments épiphaniques. On pense « c’est ce dont j’avais besoin, là maintenant ».
Gilles nous invite à aller boire le café, et on revient dans la première salle. Puis on reprend la promenade dans l’atelier, on repasse par la petite courette, Gilles fait couler l’eau de la fontaine, on se retrouve dans la salle d’exposition qui donne sur une autre rue.
Jean-Jacques Comment la peinture a commencé pour toi ? Gilles Je me suis aperçu, mais vraiment tard, que déjà petit je me sentais différent. J’avais sept ou huit ans, on est allé dans un atelier d’artiste. Un peintre yougoslave. Ça transpirait la misère, paraît-il, pour moi c’était la caverne d’Ali Baba. Ça sentait la térébenthine, il y avait des livres d’art, à l’époque ça coûtait une fortune, sa famille se demandait ce qu’ils allaient devenir et lui il disait « on lira ». Pour beaucoup ça paraissait révoltant, scandaleux, et moi j’avais trouvé ça beau. Quelque chose me parlait au niveau des odeurs, de l’ambiance. Je ne savais pas dessiner, ni rien. Après, des difficultés qu’éprouvait mon père dans sa vie m’ont fait ressentir une profonde injustice, je ne formulais pas ça comme ça, j’étais trop petit. Je voulais m’émanciper de l’arbitraire du pouvoir, et du salariat. Je me disais « dans ma vie personne me fera chier ». Plus tard j’ai été un moment éducateur, j’avais fait une formation, c’était une manière de me rendre utile, sachant très bien qu’en étant éduc tu bosses de manière indépendante, dans des lieux de vie où personne t’emmerde. J’étais libre, autonome, indépendant, je faisais quelque chose d’utile et je ne pourrissais pas trop la société. J’ai été éduc pendant quinze ans. J’ai pensé au théâtre, à l’écriture. J’ai eu des moments comme ça, je savais vraiment qu’il fallait que je fasse quelque chose d’artistique, mais je ne savais pas quelle tournure ça allait prendre. Comme j’avais une écriture naturellement dégueulasse, que je n’avais pas forcément de génie pour une écriture propre, je trouvais que c’était une écriture dansée. Et donc j’ai commencé à faire des choses à partir de cette écriture, c’est le dessin qui a jailli de l’écriture. Je sentais que, puisque mon écriture était illisible, j’allais la rendre visible. C’est la phrase de Klee qui dit que « l’art ne reproduit pas le visible, il le rend visible ». C’est-à-dire que tu dois rendre compte de l’aspect caché, qui ne se voit pas, qui est accessible par le sensible. Et ça je l’ai ressenti comme une évidence. Il y a des mots qui sont venus pour structurer. On m’avait dit « avec une écriture comme ça qu’est-ce que vous allez faire plus tard ? ». Puisqu’on me faisait le reproche de mon écriture, je m’étais dit que j’en ferais quelque chose. Un prof de français m’avait dit « c’est dommage tu as une écriture dégueulasse mais tes idées sont intéressantes ». Il m’avait encouragé. Puisque j’avais une imagination féconde et une écriture un peu galopante, ça prendrait une forme graphique. J’avais envie de garder le contact avec le trait. J’ai eu une période, au début, un peu Kandinsky. Jean-Jacques Donc l’origine c’est l’écriture. Et tes premières toiles se faisaient à partir d’écritures ?
Gilles Non, non, non ! Il y avait une espèce de délire chromatique, un mauvais Kandinsky. J’essayais d’avoir des formes assez colorées, d’utiliser toute la palette mais j’ai très vite compris que ça n’allait pas. J’essayais de rendre compte de mes préoccupations du moment, mais ça ne me satisfaisait pas, ça ne répondait pas à la question du sens que ça avait pour moi de vouloir peindre.
Jean-Jacques La couleur a été un blocage ?
Gilles Je pense que ceux qui utilisent toute la palette, c’est par manque d’imagination et que quelque chose les bloque. J’appelle ça l’effet pizza. En peinture quand on utilise toutes les couleurs c’est indigeste. Je peins maintenant avec des nuances de gris, de noir, un petit peu de couleurs et c’est suffisant. J’anime des ateliers avec les enfants de l’école de la Prairie. Je leur dis de travailler avec des gris, des noirs, et je les fais travailler aussi avec du rouge et du jaune. C’est en sélectionnant qu’on peut le mieux exprimer les choses, et non pas en voulant tout mettre dans un tableau.
Jean-Jacques Quelles ont été tes premières expos ?
Gilles Comme on dit que nul n’est prophète en son pays, je suis vite parti, aux Etats-Unis. Sinon, je suis originaire de Rocamadour. Il y avait une maison avec une partie du XIIIème siècle, des fenêtres à meneaux, une belle cheminée du XVIIème. La maison avait été restaurée par la mairie, mais elle ne savait pas quoi en faire. J’avais proposé au maire d’y faire des expositions. J’ai commencé à en faire l’été. Mais très vite je me suis barré, et avant même de faire des expos à Toulouse. Je suis allé à New York, j’ai cherché un atelier, j’ai commencé à travailler là-bas. Jean-Jacques Je te connaissais à cette époque-là.
Gilles Ça fait vingt-cinq ans que je vis de la peinture. Les Méridionaux m’ont rendu de grands services, ça m’a permis de rencontrer beaucoup de monde et de faire mes premières expos.
On descend un escalier qui mène à d’autres espaces en sous-sol, un mini-dédale de caves avec des arcatures de briques, comme on en trouve souvent dans les anciens immeubles toulousains. Puis retour à la grande salle.
Gilles Le 17 mars, à la librairie Floury, je présente mon travail et plutôt que de parler autour de la peinture, le mieux est de la faire partager aux gens par la réalisation d’un tableau, sur le moment même. Avec un petit groupe j’ai déjà participé à la réalisation de toiles communes. Donc là on fera un grand format de deux mètres sur trois. Et on discutera au fur et à mesure avec les gens. On voit comment la toile commence, on part de rien, sans idée préconçue, on est cinq avec des styles totalement différents voire opposés et on réalise quelque chose. L’idée est que nous cinq on se perde et qu’on fasse un autre artiste. Les gens voient ce qui se passe dans l’action. Les questions prennent un autre sens.
Marc Ces deux tableaux : l’un est gris, l’autre très coloré. Ça se décide sur le moment même quand tu commences le tableau, ou tu as déjà une idée avant même de commencer ?
Gilles C’est une humeur.
Marc Alors là tu démarres avec une humeur en gris ?
Gilles J’ai eu ma fille dans des conditions un peu particulières et j’étais inquiet. Si tu regardes bien, en bas il y a des personnes qui sont autour d’une femme alitée. Ça peut être des médecins en train de regarder, c’est un univers un peu inquiétant, angoissant, mais en même temps le visage de la femme est assez calme. C’était l’état d’esprit dans lequel j’étais, assez inquiet, mais en même temps il fallait que ce soit bien. Sans croire au côté magique de la peinture, tu te dis « on va essayer de rendre les choses acceptables ». Il fallait rendre la situation acceptable et ne pas en rajouter. L’autre tableau, c’était plutôt une humeur guerrière. J’écoute souvent les informations, quand on entend tout ce qui se passe en Syrie et ailleurs c’est difficile de rester serein. Jean-Jacques Tu es en prise directe avec les évènements.
Gilles J’écoute très souvent la radio, les revues de presse, je m’imprègne non par envie ou par souci, ni même par nécessité, mais par le fait même je m’imprègne de tout ce qui se passe. Je pense au pessimisme jubilatoire de Cioran, mais honnêtement on ne peut pas être optimiste et heureux. J’aurais du mal à faire des bouquets de fleurs printanières.
On refait un tour dans les différentes pièces de l’atelier et on revient.
Jean-Jacques J’aime bien ton atelier parce qu’il y a plein de choses, d’objets.
Gilles Un atelier n’est pas un appartement bourgeois, meublé. Ici c’est mon univers.
Jean-Jacques Tu as toute une collection de pinceaux.
Gilles En fait je me sers très peu des pinceaux. J’ai beaucoup de pinceaux chinois parce que ce sont de beaux objets, certains sont faits en os, d’autres en ivoire, ils sont travaillés, il y en a un qui date du XIXème que j’avais acheté à Canton et qui est gravé. Ce sont les objets eux-mêmes que j’aime.
Jean-Jacques Dans tes toiles tu n’as pas de repentir.
Gilles Non, c’est l’accident qui est intéressant, je le garde et ça me permet de faire autre chose. Ça peut gêner certains parce qu’ils veulent faire absolument quelque chose dont ils avaient une idée au départ à partir d’une maquette, ou ceux qui sont dans des choses figuratives où il faut être fidèle au niveau anatomique ou autre. Mais pour moi au contraire l’accident est ce qui va me faire rebondir. Je dis à ma fille de six ans qu’apprendre à dessiner c’est apprendre à regarder, tu ne gommes jamais. Si quelque chose ne va pas, tu en profites pour transformer et faire autre chose. Comme la main qui dérape, ça peut faire apparaître la poésie… Le regard de Gilles s’attarde sur quelques toiles posées là.
Gilles Là c’est des toiles … je sais pas… je me demande si je ne vais pas les recouvrir…
Jean-Jacques Ah non ! moi je les laisserais, fais-en une autre ! parce que c’est un moment donné…
Gilles Oui mais ça ne me dit plus rien…
Jean-Jacques … aujourd’hui !...
Gilles Il y a des toiles qui deviennent anecdotiques.
Jean-Jacques Ça me fait penser à l’actualité : « il y a une toile qui n’est plus d’actualité, je la repeins ».
Gilles On aimerait bien qu’avec l’actualité ça marche comme ça. Des choses qui sont d’actualité on aimerait bien qu’elles ne le soient plus !
Jean-Jacques C’est curieux parce que, avec ton souci de la mémoire, là tu es en train de rayer ta mémoire.
Gilles Non je retravaille par-dessus, c’est le côté palimpseste.
Jean-Jacques Mais on ne peut plus reconstruire le cheminement.
Gilles Oh… quelle importance ça a ? J’ai fait plus de mille toiles et je ne les ai pas toutes gardées ! S’attacher. S’arracher. La dialectique du voyageur, écrit Gilles dans une amicale dédicace.
Les allers à Jérusalem, New York, Ho Chi Minh, Hiroshima, Cotonou, Montréal, Québec … et retour rue Delacroix … les départs pour le Vietnam, le Japon, la Chine, le Bénin … et retours rue Delacroix … sont une autre dialectique cousine germaine de la précédente. D’une autre façon, on pourrait parler d’une ample respiration : expansion au grand large des territoires de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique, recueillement au plus intime de l’atelier-habitation. Tous les ateliers-caravelle, voiles offertes aux quatre vents, sont reliés par filins invisibles à l’atelier-maison toulousain.
La rumeur du monde, trop souvent le fracas du monde, monte à la surface des toiles. Mais la parole veille le plus souvent sur ces mêmes toiles, des phrases, des mots, des vagues de lignes qui cryptent aussi bien des cris de protestations entendues dans les rues que l’ardente mémoire littéraire. Car il y a les continents, qui ouvrent à la rencontre des autres, au partage de leur séjour, mais aussi la littérature, « la phrase qui sauve » et les grands accompagnateurs, Ginsberg, Cendrars, Saint Augustin, Rimbaud …
Gilles écoute, lit, discute, déambule, travaille (plutôt la nuit) et dort (plutôt le jour) dans son dédale, son cosmos personnel. Fidèle en pensée aux amitiés tissées au long cours des pérégrinations et installations. Disponible aux « instants épiphaniques » dont sa peinture est faite.
Entretien à Toulouse, 04/03/2016.
Qui repart
Avec au bout une espèce de rhizome
Et qui recommence
Au hasard de la tache et du trait
Ça surgit ça jaillit
A l’instinct
La main dérape et fait de la poésie
La furie du monde déferle
Dans l’énergie de peindre
Plein d’histoires se cognent et s’entremêlent
Tumultes et poussières
Giclures
Déflagrations sanguinaires
Orages en haillons
Laves d’encres et d’ivoires
À chaque détour de l’atelier dédale
Labyrinthe d’une solitude peuplée de rencontres
S’expose une peinture en expansion
… comme une déchirure
Pleine d’or et de sang, de feu et d’épluchures…
Parfois des visages
Se hissent se hérissent
Visages de catacombes aux lèvres écarlates
Figures de momies tuméfiées
Têtes cellulaires d’osselets en essaims fuyants
Et soudain nous fascine
Une explosion sépulcrale fixe
Vif argent
Fleur ponctuée d’un poinçon de sang
Mais presque toujours la parole
Grésille sur la toile
C’est une onde spasmodique une trace obstinée
Ebouriffée
Palimpseste d’univers
Une parole dont on n’entendrait que la voix blanche
Qui nous rappelle à la possible protection des mots
Et singulièrement une fois
Une écriture chorégraphiée
S’élève en élégance hiéroglyphique
Comme un arbre de langage inespéré
Partageant deux apocalypses
D’un bleu d’aube l’une, l’autre d’un carmin de volcan
Une beauté scripturale qui calme le chaos
De galaxies assourdissantes
Comme une promesse qui n’est pas vaine
… que nous puissions enfanter une étoile qui danse …
(En italique, brèves citations de Cendrars et Nietzsche)
Marc Nayfeld