Photo de Toulouse

Escoulan

Jean-Henri ESCOULAN

S’aventurer dans la rue de la Colombette à Toulouse,
c’est entrer dans un tableau vivant où les façades de briques roses racontent des histoires et des contes de vies passées,
c’est franchir les portes de l’exotisme à travers les vitrines chamarrées, bigarrées, bariolées à travers l’orient, Java, la Bulgarie et les contrées cachées,
c’est entrer en même temps dans le passé et le présent pour s’offrir un instant éphémère de beauté, de charme et atterrir dans la galerie du Palladion parmi des créations artistiques contemporaines.






Jean-Jacques: Pour ouvrir cet entretien, peux-tu nous dire comment a commencé ton activité de galeriste.

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Jean-Henri: C’est fin 1993 qu’avec ma femme, Christine, nous avons créé et ouvert la galerie Palladion. C'est venu de mon intérêt naturel pour l’art qui s’est développé petit à petit, presque inconsciemment. Quand l’entreprise où j’ai rejoint mon père à la direction s’est arrêtée, j’ai démarré de nouvelles activités qui tournaient autour de la mise en page, des sites internet, de création de revues et autres, ce qui n’était pas très éloigné de l’activité de galeriste, puisqu’il s’agit toujours de création d’images.

Jean-Jacques: Et avant 93, tu avais déjà, tu nous l’as dit, une sensibilité artistique. Tu t’intéressais à l’art de quelle façon ?

Jean-Henri: J’ai rencontré, par les hasards de la vie comme toujours, des artistes parmi beaucoup d’autres personnes. Je me suis rapproché d’eux. Dans le cadre de mes activités professionnelles, j’ai fait un peu - de mécénat c’est beaucoup dire - mais un peu de promotion pour certains artistes. Et en parallèle à mon activité professionnelle, j’avais organisé quelques expos tout à fait ponctuelles pour deux ou trois artistes. Donc c’est un passage qui s’est fait “en douceur”, de façon naturelle. L’enthousiasme et la passion ont rapidement suivi. Ce n’est pas, tout d’un coup, la vérité qui m’est apparue au bout du chemin …

Jean-Jacques: Pour créer une galerie, il a fallu que se présente une opportunité peut-être ?

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Jean-Henri: Oui, il y avait un local qu’on pouvait transformer, mais il n’y a pas eu un fait générateur unique. Comme je travaillais dans la communication, dans l’édition, en indépendant, j’étais proche d’artistes et je me suis demandé si on ne pourrait pas faire un lieu qui rassemble toutes ces activités en y adjoignant une partie galerie et ensuite ce lieu, en l’espace d’un an ou deux, s’est transformé purement et simplement en galerie, parce qu’il n’était pas possible de faire tout en même temps, et le mélange des genres n’est pas bon. Au début et pendant de nombreuses années, c’est Christine, ma femme, qui tenait la galerie au jour le jour, mes autres activités ne me permettant pas d’être présent en permanence.

Jean-Jacques: Ce sont des artistes de Toulouse que tu as rencontrés en premier ?

Jean-Henri: Oui, ce sont des artistes de la région deToulouse. Très vite il y a eu des gens très proches des Méridionaux, mais aussi d’autres artistes avec le même genre de profil si je puis dire. Un des premiers avec qui j’ai travaillé, c’était Jean David Saban, avec lequel j’ai conçu un livre d’artiste sur Toulouse. Il était graveur, il l’est toujours. Il avait réalisé une quinzaine de gravures sur Toulouse et j’avais écrit les textes, sur des points précis de l’histoire de la ville, concernant chacun des lieux qui étaient représentés. On avait édité ce livre d’artiste à compte d’auteur sous une forme un peu précieuse.

Jean-Jacques: Tu as fait aussi des études d’histoire, peut-être ?

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Jean-Henri: Non, pour les domaines qui me passionnent aujourd’hui, je suis un amateur éclairé, qui ne cesse d’approfondir par lui-même ses connaissances. Quant à mes études, j’ai fait ce qu’on appelait Sup de Co à l’époque, l’École de commerce de Toulouse, qui était la préparation naturelle à l’activité professionnelle que j’ai exercée pendant une quinzaine d’années dans l’entreprise familiale.

Jean-Jacques: Comment c’est venu alors, ta passion pour l’art, pour l’histoire ?

Jean-Henri: Je vais te répondre que je ne sais pas … C’est venu, c’était là, mes parents n’étaient pas vraiment passionnés ni par l’un ni par l’autre. Ils recevaient des livres en cadeaux, des livres d’art ou d’histoire quelquefois. Je feuilletais tous les livres que je trouvais et certains m’ont retenu, m’ont interpellé. Petit à petit je me suis posé des questions, je me suis intéressé en amateur, en autodidacte. Et quand le moment est venu de choisir une orientation, une activité à développer, j’ai pris cette activité de galerie parce que ça me paraissait quelque chose de naturel pour moi. Il n’y a pas eu d’opportunité formelle, une galerie fermée que j’aurais reprise, même le lieu ne se présentait pas comme il est aujourd’hui.

Jean-Jacques: C’était ici, rue de la Colombette ?

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Jean-Henri: Oui, la galerie a toujours été ici, à partir de fin 93. Pendant quelques mois, on avait commencé dans une petite partie du bâtiment, qui se trouve à l’arrière et ne fait plus partie de la galerie maintenant. Pendant ce temps, on a fait des travaux dans les locaux actuels parce qu’en 1850 - période de construction de l’immeuble - il n’y avait pas de magasin de cette taille. C'était deux petits magasins, séparés par un couloir. Il a fallu faire des travaux très importants pour retrouver dans ce quartier un lieu qui ait une taille correspondant à ce que j’estimais naturel pour une galerie, 100 m2 par niveau (rez-de-chaussée et sous-sol), avec en plus la chaleur des briques anciennes apparentes. On voit beaucoup de galeries aujourd’hui qui sont toutes petites, larges comme un couloir, qui présentent des œuvres d’un mètre de long.
Ça me paraît un peu aberrant parce qu’il faut qu’il y ait suffisamment de recul, qu’on puisse voir les œuvres en entier. Et puis surtout, l’idée que j’ai eue au départ et que j’ai toujours, c’est que pour une expo personnelle il faut présenter pas mal d’œuvres pour pouvoir faire le tour de ce que fait un artiste, pour pouvoir le comprendre. Et avec sept ou huit œuvres seulement, ce n’est pas vraiment possible. Voilà pourquoi il a fallu transformer le lieu

Jean-Jacques: Tu avais une idée précise quand tu l’as transformé ?

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Jean-Henri: Je voulais qu’il y ait de l’espace, comme je viens de le dire, je voulais aussi que ce ne soit pas un cube blanc avec rien dedans, quatre œuvres pendues et c’est tout, comme le faisaient quelques galeries un peu snob et qui surtout n’incitaient pas les gens à entrer. Comme si c’était un lieu auquel on n’a pas accès. J'ai toujours voulu avoir des meubles, un lieu chaleureux et de vie. C'était les deux éléments essentiels dans ma conception d’une galerie.

Jean-Jacques: Donc tu as le lieu, tu refais le lieu. Ensuite il a fallu trouver un nom.

Jean-Henri: “Palladion”, c’est le nom que j’avais utilisé quand j’avais quelques activités dans l’immobilier et dans la création de projets. C'est une statue de Pallas qui se trouvait dans les villes grecques, au centre, et qui en était le symbole. À Troie, les Grecs ont arraché le Palladion de son emplacement, l’ont jeté à terre et les Troyens se sont rendus parce que l’âme de la ville était partie. Comme j’étais dans la ville à tous points de vue - par le lieu, par l’histoire et par mes activités - ce nom m’allait bien. Et d’autant mieux que Toulouse était considérée dans l’Antiquité comme la cité palladienne. D’autre part, j’avais beaucoup apprécié l’architecte Palladio, qui avait conçu beaucoup de magnifiques bâtiments et villas dans la région de Venise au XVIe siècle. Un véritable artiste.

Jean-Jacques: C’était quand même courageux de démarrer une activité de galeriste sans avoir de formation. Tu connaissais le métier de galeriste ?

Jean-Henri: Je répondrais que je ne vois pas quelle formation il peut y avoir pour être galeriste. Connaître l’art, c’est évident, avoir une réelle sensibilité également, ensuite le métier est tout simple, j'étais commerçant, les bases du commerce ne sont pas compliquées. Quelle formation ? À part peut-être connaître l’histoire de l’art, mais ce n’est pas la peine de savoir tout sur Rembrandt pour exposer des peintres vivants. Ce n’est pas non plus obligatoire de tout ignorer, il faut acquérir par soi-même une vraie culture. Fréquenter le milieu artistique, essayer de regarder et comprendre ce qu’on voit, à l’époque où on le voit, je pense que c’est ça qui est le plus important. Le métier de galeriste, pour moi, c’est être l’intermédiaire, l’interface, le passeur entre des artistes, des œuvres et le public. Trop de gens se considèrent très au-dessus du public qui passe dans la rue et déversent un pseudo-savoir souvent un peu creux. Il faut se mettre à la portée des gens qui viennent pour essayer de les intéresser.

Jean-Jacques: Le galeriste a une équipe d’artistes sur qui il peut compter pour les exposer.

Jean-Henri: Mais l’équipe, elle se constitue au fil du temps. Je l’avais déjà un petit peu, j’organisais des événements avec pas mal d’artistes à titre privé ou dans nos bureaux. Donc je connaissais déjà du monde, je n’ai pas débarqué de la planète Mars. Très vite, ça se fait naturellement. Une fois qu’on ouvre la galerie, on a d’autres contacts. Effectivement, on ne peut pas devenir galeriste du jour au lendemain si on n’a jamais regardé un tableau. Il faut connaître des artistes, connaître le milieu. C’est alors que j’ai rencontré des Méridionaux.

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Jean-Jacques: Ils sont arrivés avec Saban au début ?

Jean-Henri: Je ne sais pas te dire qui était membre des Méridionaux au départ. Il n’y avait pas que des Méridionaux, il y avait aussi des artistes que j’avais connus d’ailleurs. Jean-David n’était pas des Méridionaux mais il y exposait régulièrement. On a ouvert fin 93 et c’est en 98 qu’on a fait la première exposition avec les Méridionaux. C'était “À la recherche de la Colombette perdue”. Je cherchais une idée de thème pour fédérer les artistes, une idée un peu ludique, et quand on lit l’histoire de la rue de la Colombette, on vous dit qu’on ne sait pas quelle est l’origine exacte de ce nom. Est-ce que c’est un oiseau, pourquoi un oiseau, etc. Et donc j’avais demandé aux artistes de trouver ce qu’était cette Colombette, comment ça se fabrique, comment ça s’attrape si ça s’attrape. Un artiste avait fait des espèces d’oiseaux, c’était des sacs poubelles remplis de paille auxquels il avait donné une forme d’oiseau bizarre, et il avait mis une petite carabine en plastique. D'autres avaient fait des monuments, des machines et bien sûr beaucoup de tableaux et de sculptures. La vraie explication, parce qu’il y en a quand même une, c’est qu’au bout de la rue et de l’avenue de la Gloire qui la prolonge, en haut, entre les deux cimetières, il y avait la métairie des Frères Augustins, et sur un mur ou un clocher se trouvait une céramique qui représentait une petite colombe. Comme on la voyait tout au long du chemin, ça s’est appelé la Colombette.

Jean-Jacques: Il a fallu que tu proposes le thème, que tu fasses des réunions ?

Jean-Henri: Oui, il y avait déjà des artistes membres des Méridionaux. Mais vous savez comment ça se passe, on est en contact avec des artistes qui exposent dans des galeries différentes parce qu’ils ont des contrats ou des accords dans d’autres lieux. Quand cette idée est venue, on voulait un assez grand nombre d’artistes. Il y en avait 34, je m’en souviens parce que c’était le titre de l’exposition. Finalement l’exposition s’est faite essentiellement avec les Méridionaux. Ça nous a permis de renforcer l’équipe de la galerie, de faire des rencontres d’artistes. Toi, Jean-Jacques, tu es arrivé l’année d’après, pour Colombetto.

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Pendant quatre années, on a fait des expos un peu “phares” …

Jean-Jacques: … Avec un caractère original, ça se détachait de toute l’activité des autres galeries de Toulouse …

Jean-Henri: … Oui il y avait beaucoup d’artistes qui avaient plein d’idées autour de nous. Pour la Colombette il y avait Casado, Ryon, Molina, Giulioli, Vercellotti, etc. Pour les quatre premières années, on s’était déjà rapproché des Méridionaux et des artistes de la région. Avec Colombetto, mon idée c’était de créer un artiste imaginaire qui peut tout faire mais qu’on reconnaisse. Avec Vercellotti et Lepestipon on a mis au point le principe de Colombetto. Il y a toujours 4 éléments qui se retrouvent dans ses œuvres : le carré, la clé, le quarante et le noir. Il s’appelait Camille Amadeus Colombetto, en abrégé ça fait CAC (quarante évidemment), avec quelques astuces de ce genre. Autour du personnage de Colombetto, on avait ajouté d’autres éléments : un tour de cartes, parce qu’on avait des amis magiciens, des cartes qu’avait dessinées Camalot. L’exposition était partie à Odyssud quelques mois plus tard. Certains artistes avaient remis la même œuvre, d’autres avaient fait de nouvelles propositions. Avec un magicien on avait monté aussi une “grande illusion”. Il y avait la chanson de Colombetto, et Vercellotti en avait reconstitué le bureau. C’est un grand souvenir…

Jean-Jacques: Donc en 98 La recherche de la Colombette, en 99 Colombetto …

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Jean-Henri: … Après, c’est L’Inachevé - la collection inachevée - en 2000, la collection inachevée d’Emmanuel T. Coquecigrue. Ça fait ETC, Emmanuel parce que dans l’Évangile c’est Dieu qu’on attend. Et coquecigrue, c’est le truc qui se mord la queue donc c’est inachevé, ça n’en finit pas. Il fallait que ce soit inachevé, voire infini, dans le fond, dans l’idée comme dans la forme. Jean-Louis Rouget avait fait une spirale. Alric, Aragon, Averso, Camalot, Cosa Dhers, Dorne, Gastou Gœrlinger, Julius, Molina, Pedro, Rouget, Ryon avaient participé, un bon contingent de Méridionaux. Compte tenu du thème, c'était ouvert à tout le monde, pas seulement aux figuratifs.
En même temps, pendant ces deux années, on avait organisé un concours littéraire de nouvelles sur les mêmes thèmes, avec la librairie Floury.
En 2002, on a eu Le Faux qui a mobilisé également beaucoup de monde. La dernière expo de ce genre était différente, elle a été consacrée au cinéma. C'était en 2004, en lien avec la Cinémathèque de Toulouse dont Pierre Cadars était le directeur, et par ailleurs amateur d’art et de photographie, que je vois souvent à la galerie. Ça s’appelait Ciném’art, on avait fait comme une affiche de film pour le carton. Cette exposition a été reprise quelques mois après dans le hall de la Cinémathèque avec plusieurs techniques, photos, dessins, peintures, sculptures. Leroy avait fait la reconstitution du mouvement à l’époque du pré-cinéma. On plaçait plusieurs appareils photo, on faisait courir un cheval et quand il passait devant chaque appareil il coupait un fil de laine qui déclenchait une photo. Avec des prismes, des mécanismes avec des manivelles et plusieurs petits projecteurs, Leroy avait reconstitué le mouvement avec un appareil très mécanique. C’était pertinent et très original. Ensuite les artistes ont évolué, ils sont devenus moins ouverts au principe du thème, ils le ressentaient comme une contrainte.
On a arrêté et on a refait, bien plus tard, des expos collectives. Par exemple, il y a eu Christine de Suède en 2019, avec 13 participants. Denis Viard m’en avait parlé, il avait déjà fait avec son association Christine de Suède l’européenne une représentation musicale de l’époque.

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On a décidé de faire une grande exposition à la galerie. C'était une façon de renouer avec l’esprit que j’évoquais tout à l’heure, près de quinze ans après. On s’est retrouvé à 13 artistes inspirés par Christine de Suède, symbole de la culture européenne. Il y avait l’expo, une conférence sur le livre-objet par Roseline Gœrlinger, une soirée musicale : La Musique au temps de Christine de Suède, d’hier à aujourd’hui. J'avais préparé ce thème liant l’histoire et la musique. On avait fait un panorama des musiciens que Christine de Suède aurait pu rencontrer, illustrés avec des enregistrements musicaux. Et une chanteuse du chœur du Capitole avait interprété un certain nombre de pièces musicales. On avait mis l’accent sur ce qui était passé dans notre époque contemporaine. Par exemple, l’hymne de l’Eurovision, le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, un grand succès discographique dans les années cinquante à la surprise de tout le monde. Par ailleurs, Denis Viard avait organisé une rencontre avec Didier Foucault, professeur à l’Université de Toulouse, pour évoquer l’époque de Christine de Suède et l’évolution de l’Europe. Certains artistes avaient exploré d’autres pistes. Par exemple, Annie Favier avait présenté des toiles sur les réfugiés de notre époque, qui n’en manque pas. Comme Christine de Suède était sensible à ces situations déjà très présentes de son temps, ces représentations contemporaines pouvaient s’accorder au thème de l’expo. J'avais également sollicité Charles Giulioli parce que Christine de Suède s’intéressait aux mathématiques et à la science, et Charles c’est le mariage entre la peinture, l’art et la science. Mireille Gausi avait également présenté un tableau qui avait sa place évidente dans cette exposition : un portrait en pied de Christine de Suède en jeans et baskets. C’est d’ailleurs de tableau qui a servi de visuel pour l’affiche et le carton. L’exposition était accompagnée d’un catalogue.

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La dernière exposition particulière à ce jour, c’est Trente ans d’écart, en 2021 / 2022, réalisée en partenariat avec la Société des Artistes Méridionaux, sur une proposition d’Alain Casado. Le principe était le suivant : chacun des 13 membres du bureau de la Société qui participaient devait présenter une œuvre ancienne et 3 œuvres récentes. Les artistes qui ont participé sont : Alsemo, Averso, Camalot, Casado, Darius, Dorne, Essa, Garcia, Giulioli, Majoral, Pédro, Rouget et Ryon.
Voilà les expos un peu marquantes, en dehors des expos personnelles composées d’une quarantaine d’œuvres chacune au rez-de-chaussée, complétées par des œuvres d’autres artistes au sous-sol.

Jean-Jacques: Depuis 1993, tu as exposé combien d’artistes, à peu près ?

Jean-Henri: Il y a deux groupes d’artistes. Il y a les artistes que l’on suit vraiment, pour lesquels il y a eu une ou plusieurs expositions personnelles. Là je dirais autour de 70. Ensuite, ceux qu’on a exposés au sous-sol ou qui ont participé à des expositions collectives, il y en a autour de 250, quelque chose comme ça. Pour les sculpteurs il y a eu peu de grandes expos parce que les lieux ne s’y prêtent pas.

Jean-Jacques: Le choix des artistes : ce sont eux qui viennent te voir ou c’est toi qui les sollicites ?

Jean-Henri: C’est un peu des deux. Parfois on voit, aux Méridionaux ou ailleurs, quelqu’un qui plaît et à qui on demande d’abord s’il est dans une galerie. Je ne suis pas du genre à m’approprier un artiste d’une autre galerie. J'ai envie qu’on me soit fidèle et j’apprécie qu’on le soit également aux autres. Il y a également beaucoup d’artistes qui viennent spontanément présenter leur travail. Je le dis toujours autour de moi : si vous savez que quelqu’un veut exposer, qu’il vienne me voir, je reçois tout le monde.
J’ai assez souvent de bonnes surprises, mais quelquefois je rencontre des gens “hors gabarit” si je peux dire.

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Jean-Jacques: Qu’est-ce que tu entends par “hors gabarit” ?

Jean-Henri: Je veux dire qu’il y a des gens qui avaient pris le premier cours de peinture le jeudi précédent et venaient le samedi à la galerie pour me proposer leurs « œuvres ». Des génies spontanés, des miracles, ça peut se produire mais par définition le miracle n’est pas très fréquent, et je voyais beaucoup de gens qui faisaient platement des dessins comme en CM2, et encore, mais prétendaient vouloir exposer.

Jean-Jacques: Tu vois, ça demande une certaine compétence de pouvoir distinguer quelqu’un qui a une maîtrise de son travail de quelqu’un qui a encore des progrès à faire.

Jean-Henri: Je suis bien d’accord. À un moment donné il faut se demander si on est capable de faire ce travail. Les avis en art sont très variés mais il y a des niveaux incompressibles : un dessin qui est complètement faux, pour quelqu’un qui veut faire un dessin réaliste, des couleurs à hurler … Mais depuis 30 ans que je regarde des œuvres, que je me suis intéressé et documenté, je considère qu’il est important de parler avec des artistes vivant dans notre entourage. C'est plutôt la curiosité, le ressenti vivant, c’est ça qui fait qu’on est capable ou pas de faire la différence. Pour parler de manière générale, le rapport à une œuvre d’art est extrêmement personnel. Évidemment, il y a des grands maîtres reconnus, qui ont beaucoup de pages dans les dictionnaires, d’autres qui en ont moins, et d’autres qui n’y sont pas, mais à un moment donné, tu as une vibration par rapport à l’œuvre, un ressenti, c’est ça qui est important. L'art est un malentendu permanent parce que l’artiste y a mis des éléments qui correspondent à son talent, son histoire, sa culture, sa sensibilité, voire à ses yeux. Pour chacun de nous ces éléments sont différents et modifient notre façon de voir l’œuvre. Des artistes qui avaient les yeux malades ont fait des choses particulières à cause de cette maladie ...

Jean-Jacques: … Même mentalement …

Jean-Henri: … Même mentalement, n’en parlons pas ! Je ne dirais pas que c’est la majorité mais il y en a quand même un certain nombre d’artistes qu’il vaut mieux fréquenter dans les musées que dans leur vie personnelle … Évidemment nous n’avons pas le même regard du fait de la culture et des souvenirs personnels. Pour la figuration, ça peut évoquer des résonances personnelles. La manière dont on ressent les couleurs, certains trouvent le rouge très violent, d’autres pas. Quoiqu’il en soit je considère que, face aux artistes, je ne suis pas là pour donner de bonnes ou mauvaises notes. Je n’ai pas un complexe de prof refoulé. Je préfère me placer du point de vue de ce que peut leur apporter la galerie et, à l’occasion, les inciter à travailler davantage, à donner plus de personnalité à leurs œuvres. Tout cela n’empêche pas que l’on est obligé de refuser beaucoup d’artistes en devenir parce qu’on juge leurs œuvres insuffisantes.

Jean-Jacques: Tu peux aussi t’appuyer sur leur CV, tu le leur demandes ?

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Jean-Henri: Oui mais pour moi, ce n’est vraiment pas l’essentiel. Le fait d’avoir un parcours, d’avoir un discours sur ce qu’ils font, ça compte mais je privilégie la relation à la personne, et la relation à l’œuvre. Toute autre personne que moi n’aurait pas la même galerie. Je crois qu’on parle trop d’art - enfin, c’est ce que nous faisons maintenant - mais là c’est pour la bonne cause. On est dans une période où tout passe par le mot, le verbe s’est fait chair, et même cher, il rapporte des sous. Le discours peut servir d’explication pour une œuvre qui le nécessite - ce n’est pas le cas de toutes - mais souvent il s’interpose entre l’œuvre et le spectateur, perturbant le lien entre les deux. Si l’œuvre est mauvaise, les mots ne la sauveront pas et si elle bonne, a-t-elle besoin de mots ? L'interprétation donnée comme un dogme qui dit “voilà ce que ça veut dire” me pose souvent des problèmes. Un exemple : je pense à quelqu’un comme Catherine Escudié qui fait des dessins gravés qui sont ambigus, ce qui est une de leurs qualités majeures. On ne sait pas trop ce qu’on y voit. Ce n’est pas figuratif vraiment, mais on peut y voir des morceaux de paysages, des gens qui passent, etc. Dans ce genre de cas, les artistes demandent s’ils doivent mettre un titre. Je leur dis que non. Quand c’est ambigu, il faut justement que ce soit ouvert. Souvent les gens regardent et demandent : “comment ça s’appelle ?” Si le titre qu’on leur indique ne va pas dans le même sens que leur ressenti bien souvent ils se détourne de l’œuvre. Ils y avaient vu autre chose, ils avaient construit une épaisseur autour et ça s’effondre, et ils pensent “j’ai faux”. Mais en art on n’a pas faux. Ce n’est pas forcément l’artiste qui a raison. L’artiste n’a pas plus raison que celui qui regarde. Un tableau qui n’est pas montré n’est pas une œuvre d’art, l’œuvre d’art n’est que dans le regard. L'œuvre ne commence à exister que lorsqu’il y a un échange. C'est pour ça que je dis qu’il y a un malentendu - un malentendu génial éventuellement - parce que je ne peux pas avoir toutes les réponses par rapport à un tableau. Ce que je refais du tableau c’est quand même à moi. Je connais un peu la vie de Vinci, à quelle époque il vivait, dans quel pays …

Jean-Jacques: … Tu sais qu’on vient de découvrir que sa mère était caucasienne et qu’il n’était pas forcément italien …

Jean-Henri: … Ah bon ? Ah là là … tu me démolis toute mon histoire ! Bon, comme quoi tout ça n’est pas grave. Alors, par exemple, quand il y a des œuvres abstraites, il faut expliquer à des gens qui entrent dans la galerie, qui ne sont pas “du milieu de l’art”, qui entrent parce qu’ils sont intéressés par ce qu’ils voient, il faut souvent expliquer l’art abstrait. On parle de la composition, si le tableau est équilibré, si les couleurs donnent une idée, un sentiment - douceur, force, énergie, etc. - les matières utilisées … Ensuite, dire ce que l’artiste a voulu, quelquefois ça peut être important parce que ça donne du sens de savoir d’où il est parti, sa préoccupation, mais souvent ce n’est pas forcément le plus important. On est plus là pour parler d’éléments techniques, de la fabrication du tableau ou de la gravure. La gravure c’est l’exemple-type. Souvent dans des expos de gravure, on avait une plaque d’essais et on disait aux gens de réaliser un trait pour qu’ils en comprennent la difficulté. C'est très important de montrer la démarche. Ce qu’on dit c’est qu’un graveur peut travailler un mois sans tirer la plaque, en grattant juste, sans voir du tout le résultat. Pour le coup c’est totalement mental. En bougeant la plaque de cuivre, en faisant miroiter les rayures, il faut les convertir en traits plus ou moins noirs. Donc, c’est une autre manière de travailler, de construire l’œuvre, à la différence d’un peintre pour qui le travail est plus linéaire.

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Jean-Jacques: Donc, l’approche de l’œuvre, c’est essentiellement une relation, un contact. J'aurais une question concernant le galeriste. Le galeriste est là pour vendre et faire la promotion des œuvres. Il est obligé de se soucier aussi de l’aspect économique.

Jean-Henri: Ah oui. Si un artiste inconnu vient me dire "voilà, mes formats A4 je les vends 75 000 euros" ...

Jean-Jacques: … Comment tu fais là, comment ça se passe ?...

Jean-Henri: … Je discute avec l'artiste pour savoir un peu son parcours, non pas forcément la longueur de son CV, savoir s'il a exposé à Pompertuzat ou New York, mais plutôt pour savoir comment il travaille, comment il envisage les choses. C’est très important parce qu'il y a parfois des gens qui viennent ou qui sont poussés par d'autres pour venir mais qui n'ont pas envie d'exposer. On peut avoir envie de peindre sans avoir envie d'exposer. Il y a des gens qui disent "ce tableau, je veux bien le montrer mais je veux le garder pour moi". Alors, il ne faut pas le montrer. On peut être peintre sans être artiste au sens social du terme, sans vouloir échanger. Il faut effectivement qu'il y ait cette volonté d'échange. Il faut ensuite qu'il y ait une cohérence de la production. S'il y a deux choses abstraites à la Mondrian, deux Rembrandt, deux Picasso et un Matisse, c'est difficile d'exposer. Il faut que l'artiste ait une personnalité apparente, qui se dégage à travers un ensemble. Il ne suffit pas d'une œuvre, une œuvre ne peut pas définir un artiste. Il faut que j'aie la sensation qu'il a un passé, un présent et un avenir.

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Jean-Jacques: En nombre d'œuvres, combien tu exiges à peu près pour exposer ?

Jean-Henri: Pour une exposition personnelle au rez-de-chaussée , en gros, c'est une quarantaine d'œuvres. Ça dépend des formats, s'il y a beaucoup de petits formats c'est plus, des grands formats c'est un peu moins. En général, je propose une étape intermédiaire, quand ça m'intéresse: présenter quelques œuvres au sous-sol avec d'autres artistes pour faire un test pour l'artiste, pour moi, pour voir si on trouve un public. C'est moi qui choisis mais je ne suis pas tout le public, même si les visiteurs se sont habitués à moi et à mes goûts. Cette étape permet de voir comment ça se passe avec le public, comment évoluent nos relations avec l’artiste. On n'expose pas des gens avec qui on est en tension. Il faut comprendre ce qu'est une bonne exposition : un ensemble d’œuvres à la fois homogènes mais différentes, parce que si c'est trop homogène c'est ennuyeux, si c'est trop différent c'est n'importe quoi. Ce n'est jamais bon si on vous demande "mais combien d'artistes exposent en ce moment ?". Si je réponds qu'il n'y en a qu'un, ça n'accroche plus, il faut qu'on puisse percevoir qu'il ne s'agit que d'un seul artiste, qui a une épaisseur. Quand je parle de la sensibilité sur un travail, ce n'est pas la sensibilité sur une œuvre, c'est sur l'ensemble de l’expo.

Jean-Jacques: Comment tu vérifies que le test au sous-sol est bon et qu'on va pouvoir "passer à l'étage supérieur" ?

Jean-Henri: Le test n'est pas forcément les ventes, parce qu'en bas il y a encore moins de ventes qu'en haut, mais c'est par l'accueil du public. Ce sont les gens qui viennent me dire qu'ils ont été intéressés. Je vois comment mon public réagit. Je ne suis pas là pour me faire plaisir, pour voir des choses qui me satisfont les yeux, oui sans doute mais pas uniquement. Ce serait trompeur d'exposer un artiste, de lui demander d'encadrer ses tableaux, éventuellement de les mettre sous verre, voire si c'est un photographe de tirer les photos, ce qui est un budget loin d'être négligeable, pour juste dire qu'on les met là. Bien entendu le risque est qu'il n'y ait pas de vente, mais pas de vente c'est une chose, pas d'intérêt c'est encore pire. Donc ce serait trompeur de ma part de dire “vous apportez les toiles, je les accroche et puis voilà.” Je suis là pour trouver un "débouché de regard", sinon de vente. C'est ce que cette étape permet de voir. Si franchement je vois que les gens n'accrochent pas trop, je me dis que ça va être compliqué. Dans ce cas la plupart du temps je renonce, mais parfois, quand j’y crois vraiment, je poursuis. Il faut avoir la foi.

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Jean-Jacques: L'aspect économique est important, à la fois pour l'artiste et pour toi.

Jean-Henri: L'aspect économique, c’est bien le problème de notre époque. C’est de plus en plus difficile au niveau des ventes, même pour des structures qui avaient un public. C’est une situation qui dure et il ne faut pas se cacher derrière le contexte, international, sanitaire, etc. Bien sûr, il existe mais il se rajoute à un problème de fond. Pour le type d’œuvres qu’on présente, que vous présentez aux Méridionaux, qui ne sont pas les œuvres les plus conceptuelles, les plus chères, qui valent des millions et des millions, il y a un certain mépris de la société globale vis-à-vis de ce type d’expression artistique, un mépris des arts véritablement plastiques. Ce n’est pas juste le discours qui se rapporte à elle. Quand je dis “mépris”, ce n’est pas un mépris agressif, simplement l’expression plastique artistique est complètement évacuée de la société actuelle.

Jean-Jacques: C’est en effet le cas pour des artistes qui ne sont pas très connus, par contre il y a un succès énorme par exemple pour Niki de Saint Phalle, pour des artistes qui sont mondialement reconnus.

Jean-Henri: Oui, Niki de Saint Phalle c’est un peu l’arbre qui cache la forêt. Ça rejoint les expositions qu’on fait sur Picasso, sur Matisse, c’est-à-dire que c’est du passé. Ces formes d’expression-là, que les Méridionaux essaient de défendre, que nous essayons de défendre, ce sont des choses, pour tout le public actuel, du passé.

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On a Picasso, Matisse, deux ou trois autres qui ressortent tous les cinq ans, bientôt Giacometti qui était un peu à part mais qui maintenant revient au premier plan, ce sont des travaux qui ont cinquante ans ou plus, qui sont du passé. L'idée générale aujourd’hui, c’est que l’art contemporain ne peut être que conceptuel, c’est les trente tonnes de ferraille qu’on met dans le parc de Versailles, Paul McCarthy qui fait des crottes géantes de 25 mètres de long, ça fait frissonner le bourgeois. Ce n’est que ça, le contemporain, tout le reste c’est des ringards qui reproduisent un passé qui est déjà mort. Comme on a Rembrandt, Picasso et Matisse, on n’a pas besoin des Méridionaux. Quand on se rappelle - pour nous qui sommes des jeunes gens … - les années 70, on voyait beaucoup d’artistes dans les médias. On voyait des Picasso, mais Picasso c’était un gars vivant, c’était la “peinture d’aujourd’hui”. Dali, c’était “l’art d’aujourd’hui”, Mathieu, César … c’étaient des choses qui sont pourtant censées concerner un public élitiste et limité. Elles passaient au Grand Échiquier, où on parlait des spaghettis de Lino Ventura avec Georges Brassens. Il y avait cette présence-là, il y avait des artistes “d’aujourd’hui” qui signaient des décors immenses peints d’après leurs cartons. Qu’est-ce qui était anormal ? Est-ce que c’était cette présence-là, d’artistes après tout peut-être pas pour tout le monde mais dont tout le monde voyait les images à la télévision, sur les bus, etc. ? J’avais des amis qui étaient fils de chefs d’entreprise ou de professions libérales qui n’étaient pas branchés sur l’art mais ils allaient aux vernissages parce que c’était un code social de l’époque. Un ami est allé aux vernissages avec moi pendant dix ans et à la fin il m’a demandé si les Impressionnistes étaient des Abstraits ou pas. Pour vous dire ce qu’il avait retenu de dix ans de visionnage d’œuvres… Aujourd’hui tout a changé et l’art ne fait plus recette. Il y a sans doute une autre explication, c’est qu’il y a des images partout. Si on remonte assez loin, si on voulait mettre quelque chose de joli chez soi, joli au sens le plus ordinaire, qu’est-ce qu’il y avait ? Les imprimés dans les années cinquante ça faisait moche. Il fallait avoir une œuvre d’art originale pour avoir du rouge qui ressemble à du rouge …

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Jean-Jacques: … Je me souviens que dans ces années-là les œuvres d’art, dans les milieux modestes, on les achetait sur les marchés, c’était un sous-bois, une biche …

Jean-Henri: … Oui j’avais ça chez mes grands-parents, et c’était déjà une belle image. Sans doute pas l’œuvre d’art au sens où nous l’apprécions le plus. On sent bien que l’artiste en a fait 450 exemplaires, qu’il est parfaitement au point dans la branche d’arbre et la petite mare. Mais c’était inévitable, qu’est-ce qu’ils pouvaient mettre d’autre au mur ? Pour revenir aux raisons de la baisse des ventes, je veux citer deux choses éléments à ne pas négliger. D'une part la taille des appartements. Autrefois, plus on était bourgeois plus on avait de pièces. Maintenant plus on est bourgeois, plus on habite un endroit qui coûte cher mais pas forcément avec un grand appartement. En même temps, le goût n’est plus comme au XIXe siècle, de multiplier les tableaux, de faire se toucher les cadres. D'autre part, il y a la mobilité. Riche ou pauvre, on se déplace. On change d’entreprise, de ville, de pays, et du coup on n’est plus dans cette idée de se faire une collection. La collection a pratiquement disparu, à part les très riches qui le font au travers de fondations pour des raisons de défiscalisation plus que de passion artistique.

Jean-Jacques: Ça a influé sur les ventes d’œuvres d’art ?

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Jean-Henri: Je le pense. Et puis surtout ne plus parler d’œuvres d’art vivant de manière vivante, ça les fait disparaître. Il y a dans notre société un problème de valorisation. La valorisation de tout ce qu’on a connu a complètement évolué. Quand on achetait un beau bureau en 1960 ça coûtait cher mais par contre on le gardait pour toute la vie, éventuellement les enfants pouvaient le récupérer. Aujourd'hui un bureau, dès qu’il passe à 90 euros ça paraît cher. Beaucoup de choses ont évolué dans la manière qu’on a de les apprécier, au sens premier de leur donner un prix. Et du coup, l’art, on ne sait plus où ça se situe. Les visiteurs ne me disent pas que c’est cher, mais on constate depuis quelques expositions que près de 80% des œuvres qu’on a vendues c’était à moins de 200 euros. On s’aperçoit qu’il y a une espèce de plafond de verre des prix et qui descend. Autrefois, il y avait rarement des œuvres d’un prix inférieur à 200 euros dans les galeries. Les gens ne se plaignent pas que ce soit trop cher mais à partir d’un certain montant, ils ne s’y intéressent plus. Dans le maelström de la communication d’aujourd’hui tout a changé, la télévision ça n’existe plus tel que, c’est aujourd’hui tout un ensemble - bouquets, box, streaming, vod - dans lequel il y a bien des chaînes comme Museum qui font dire à certains “voyez on parle d’art.” Eh non, il y a trente personnes qui sont déjà convaincues et qui au bout d’un moment ne regardent plus parce que c’est souvent surtout des pubs pour des expos. On est sollicité de partout sur les écrans et c’est un problème pour faire venir des gens dans les galeries. J’en ai parlé avec la personne responsable du Majorat de Villeneuve-Tolosane, qui a succédé à Philippe Manroubia, qui m’a dit “je ne sais plus comment faire venir les gens, je vais être obligée de faire des expositions un peu plus ludiques sur des choses diverses et variées, un peu plus “grand public”. Le Majorat est une structure municipale, ce n’est pas pour vendre, ça n’a rien à voir avec mon vécu, mon fonctionnement, mais c’est exactement le même constat. Alors, notre public vieillit, il se déplace un peu moins facilement, il habite souvent à l’extérieur et ne vient plus en ville. Et puis il a beaucoup de choses à regarder sur la télé, sur les réseaux sociaux, en streaming, etc.

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Jean-Jacques: Finalement, comment peut vivre un galeriste ? Survivre à tout ça ?

Jean-Henri: C’est une bonne question ! Un galeriste peut survivre s’il n’a pas besoin de ça pour vivre, s’il ne paie pas de loyer et s’il a beaucoup d’amis … Non, sérieusement, c’est une vraie question. Il reste encore des possibilités de faire un peu de chiffre mais pas suffisamment pour faire vivre quelqu’un, pour payer un loyer de centre-ville. La question est de savoir comment les choses peuvent évoluer à court et moyen terme. Je vois assez difficilement comment pourraient se créer des galeries que j’appelle “normales”. Dans un milieu financier ultrabranché parisien, avec émirs et fondations, on peut arriver à faire un chiffre d’affaires qui n’est d’ailleurs pas basé sur l’art uniquement. Mais quelqu’un qui démarre, qui n’a pas de contacts particuliers, je ne vois pas comment il peut tenir. Toutes les galeries, même associatives ou autres, qui se sont créées depuis quelques années, n’ont pas duré longtemps. Bien sûr les choses peuvent et doivent évoluer dans les prochaines années, c’est du moins ce que l’on peut espérer. En attendant, ça reste inquiétant pour les galeries et c’est pour ça que le relais pris par des associations comme les Méridionaux, qui sont très dynamiques, permet de compenser cette déperdition. Un autre des problèmes d’une galerie, c’est la répétitivité, la routine. Tous les mois j’envoie des cartons pour annoncer une expo. Quelle que soit l’expo, quel que soit l’artiste, c’est quand même toujours une expo, donc avec un vernissage, donc il y a une espèce de ronron qui fait que ça motive moins les gens. L'avantage des expos ponctuelles, comme font les Méridionaux, c’est qu’il y a un intérêt particulier, un thème, une originalité, un lieu différent. Vous avez fait une expo autour de la notion de parrainage, ça intrigue, ça suscite la curiosité et l’intérêt et les gens viennent voir. Ce sont des évènements qui ne se répètent pas tous les mois, ça crée du dynamisme.

Jean-Jacques: Ça me paraît complémentaire, l’idéal c’est de rechercher une complémentarité avec la galerie.

Jean-Henri: Le fait que les Méridionaux aient des expositions qui fonctionnent bien en fréquentation, c’est bon pour les galeries.

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La personne qui voit là tous ces artistes, quand elle est sollicitée pour ne voir qu’un de ces artistes mais avec un ensemble d’œuvres, elle viendra en galerie pour approfondir son approche. Je suis tout à fait d’accord sur la complémentarité.

Jean-Jacques: Mais je veux dire aussi que les Méridionaux ont besoin des galeries. Parce que l’objectif des Salons n’est pas la vente.

Jean-Henri: Oui, les Salons peuvent donner l’envie de voir plus complètement l’œuvre d’un artiste. mais ça reste compliqué pour les galeries. Aujourd'hui on peut avoir un appartement sympa sans y mettre une œuvre d’art. Alors qu’à une époque, même si ce n’était pas une œuvre inoubliable, il fallait avoir le petit sous-bois des familles mais qui faisait rêver, qui faisait regarder des générations. Pour changer de sujet, dans l’évolution contemporaine, il y a une autre voie qui m’intéresse, c’est l’art numérique. C'est une autre manière de produire des images, d’autres types d’images, d’autres types d’émotions, d’autres manières de regarder. Charles Giulioli, par exemple, me dit “je fais mon programme, mais ensuite je suis le spectateur. Ça tourne en permanence et quand ça me plaît je stoppe pour garder une image.” Il est l’auteur complet de l’image mais d’une image qui surgit. En regardant son écran, il voit des milliers d’œuvres potentielles qui s’enchaînent les unes aux autres et parmi lesquelles il choisit l’une ou l’autre avec son œil d’artiste. Mais se pose un même problème pour tout ce qui est numérique. C'est pareil pour la photo. Il y a un côté immatériel. Pour le tirage, tout le monde a une imprimante chez soi. Pour les photos de vacances, qui sont souvent moches, on les tire sur l’imprimante qui est moche, sur le papier qui est moche avec des encres qui ne sont pas bien réglées. Mais c’est pareil : pourquoi j’irais payer des centaines euros pour une image qui est virtuellement est sur tous les ordinateurs. Qu’est-ce que j’achète ? Une image ? Un fichier ? Un droit de reproduction ? … L’évolution des arts traditionnels vers le numérique est complexifiée par le problème de la valorisation. En réalité, le numérique ne fait que rajouter des sentiments de complexité et d’insécurité dans les transactions et c’est bien dommage.

Jean-Jacques: On parle de l’immatériel, il existe aussi des galeries virtuelles.

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Jean-Henri: Je n’y crois pas vraiment. Pendant le covid on avait tenté de placer à la vente sur notre site internet des œuvres en tout petits formats, faciles à envoyer, et pas faciles à exposer dans la galerie parce qu’elle est trop grande pour ça. Ça n’a pas vraiment bien fonctionné. Certains disent que ça marche mais d’autres qui sont des proches, en qui j’ai confiance, ne m’ont jamais dit que ça marchait du feu de Dieu. Ce n’est pas le même univers et ce n’est pas le même public surtout.

Jean-Jacques: Je voudrais qu’on aborde maintenant l’accrochage. Il y a là des compétences importantes et la réussite d’une exposition tient en partie à son accrochage.

Jean-Henri: Je ne peux qu’être d’accord. Je suis très sensible à l’accrochage.

Jean-Jacques: Alors comment tu t’y prends ?

Jean-Henri: Déjà, quand on choisit les œuvres avec les artistes, il faut avoir une idée sur comment ça va s’organiser. Quand on va chez l’artiste ou qu’il vient, on sent à peu près le nombre d’œuvres à exposer, c’est presque inconscient, c’est par le feeling plus que par le calcul du mètre carré.

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Jean-Jacques: Donc la première approche, c’est sur le nombre d’œuvres à exposer.

Jean-Henri: Le principe, c’est que j’essaie toujours d’exposer toutes les œuvres que m’apporte l’artiste. Mais comme la galerie n’a pas quatre murs rectangulaires, de la même couleur, il y a des coins, des recoins, des petites zones comme les piliers, les passages, qui permettent de mettre les petites œuvres, ou non, suivant le besoin qu’on a ou pas. Une fois que les œuvres sont là, c’est comme une mise en page ou la composition d’une publicité ou d’un journal. Il faut bien partir de quelque part, en général il y a deux grandes places, le grand mur blanc du fond …

Jean-Jacques: … Tu commences par la grande surface ? …

Jean-Henri: … Voilà, la grande surface, puis dans l’escalier qui est aussi une place particulière, mais la plupart du temps c’est le mur du fond. J’essaie de trouver un rythme, je cherche le rapport des formats entre eux, c’est la base. Il faut qu’il y ait une structure apaisée, équilibrée, pour qu’on puisse accéder aux œuvres visuellement sans être déséquilibré par des choses trop présentes d’un côté ou de l’autre. J’utilise ensuite le contraste entre les murs du fond et les piliers en briques. Déjà, avec ça, je commence à voir une structure parce que ce sont les endroits que l’on remarque le plus dans la galerie. Il faut qu’ils donnent l’ossature de l’expo.

Jean-Jacques: Tu le fais seul ou avec l’artiste ?

Jean-Henri: En général, je préfère ne pas le faire avec l’artiste. D'abord ce n’est pas forcément son truc et puis l’artiste est pris par son histoire - ce tableau a été fait après celui-là, ce tableau vient contrarier celui-là, j’aimerais bien mettre ces deux tableaux côte à côte, etc. - ça c’est l’histoire de la fabrication des tableaux et pour le spectateur comme pour moi ce n’est pas le problème de reconstituer une chronologie. Il n’y a pratiquement jamais d’ordre, ce n’est pas un chemin, une progression où il faut partir d’un point pour arriver à l’autre. On tourne dans le sens qu’on veut. L'artiste souvent a une idée issue de l’histoire de la fabrication, de l’idée qu’il a eue d’un tableau en en faisant un autre, qui ne fait pas forcément à mon sens un bon accrochage parce que le spectateur n’aura pas en tête cette explication. Il ne comprendra pas forcément pourquoi il y a un gros vert à côté d’un petit rouge. Pour moi c’est une expérience très intéressante et passionnante au-delà du résultat de l’accrochage, que j’espère correct évidemment, parce que c’est le moment où je prends intimement conscience de l’expo. Quand on regarde les tableaux, les uns par rapport aux autres - pourquoi je mets celui-là là, pourquoi je ne mets pas celui-là ici - on rentre dans les tableaux presqu’à l’insu de son plein gré, on est dans le cœur du tableau en tant qu’œuvre d’art plastique. Dans cette confrontation que j’organise pour faire mon choix, je m’approprie l’exposition.

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Jean-Jacques: Tu le fais sur une journée ou sur plusieurs jours ?

Jean-Henri: En général les artistes apportent les œuvres le mardi après-midi, quand j’ouvre la galerie. S’il n’y a pas de travail préparatoire sur les œuvres, s’il ne faut pas mettre les crochets dans le premier après-midi, la structure va être vraiment en place et le reste sera encore un peu flou. En général je préfère avoir quelqu’un qui m’aide, matériellement d’abord mais aussi qui puisse me donner ses impressions au fur et à mesure. Pendant longtemps c’est notre amie Céline - CéGéBé de son nom d’artiste - qui a rempli cette fonction avec son efficacité coutumière. Il y a quelques années, elle a choisi de quitter Toulouse. Depuis c’est mon fils, Pierre-Henri qui vient ponctuellement m’aider. Il réalise par ailleurs la communication graphique de la galerie. Pour en revenir à l’accrochage, j’jaime bien avoir la nuit qui passe et le reprendre le lendemain après sinon l’avoir oublié du moins ne plus l’avoir dans l’œil, et s’apercevoir ainsi de ce qui ne va pas. Donc en général c’est sur deux jours. Après, il y a la finition, les hauteurs, les éclairages, tous les petits détails.

Jean-Jacques: L’accrochage est un moment important qui valorise l’artiste.

Jean-Henri: Et c’est vraiment là ce que voit le public. Je dis souvent aux artistes qu’à l’entrée des visiteurs tout se fait en quelques secondes. Soit on est attiré, on va plus loin, soit on rejette en se disant c’est quelque chose que je n’aimerai pas. Il ne faut pas penser que les gens arrivent l’esprit libre et regardent un tableau, deux tableaux, trois tableaux. Il faut que le coup d’œil global soit le plus accueillant possible. Ensuite ça ne veut pas dire qu’on va être convaincu, mais simplement qu’on aura envie de continuer.

Jean-Jacques: Tu mets aussi souvent une œuvre dans la vitrine. Comment tu la sélectionnes ?

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Jean-Henri: C’est un peu compliqué parce que l’œuvre en vitrine est sortie de l’expo. Donc c’est dommage de mettre une œuvre très représentative, très forte, mais en même temps il faut qu’elle attire. Il faut qu’elle soit très graphique.

Jean-Jacques: Tu la mets en premier ?

Jean-Henri: Non, ou alors il y a une évidence de format, parce qu’il y a aussi une exigence de format. Non c’est plutôt vers la fin parce qu’à l’intérieur il faut vraiment qu’il y ait un équilibre. En vitrine, l’œuvre n’est équilibrée avec rien d’autre. Il n’y a pas de contrepoint

Marc: L’accrochage est une composition et les termes que tu emploies, format, volume, éclairage, ossature, structure, etc., renvoient à une activité créatrice. Tout au long de ton existence à discuter avec des artistes, à les valoriser, à comprendre leur travail et à les exposer, qu’est-ce que ça te dit par rapport à ta propre créativité ?

Jean-Henri: Incontestablement j’ai toujours eu des activités, des manières de faire qui ont une part de créativité. Mais il n’y a pas de frustration, je ne suis pas un artiste refoulé, je suis vraiment persuadé que galeriste, c’est un rôle différent. Certains disent que pour être galeriste il faut être artiste, : pas nécessairement, ce n’est pas la même position. C'est comme un metteur en scène, est-ce qu’il a forcément envie d’être comédien ? Celui qui voit les œuvres est aussi important que celui qui les crée. L’œuvre n’existe vraiment que dans l’œil du public. Être celui qui favorise ce contact, cette rencontre, ça me convient parfaitement. J'aime bien être dans cette partie de la création, avec toutes les contraintes qu’elle comporte. Il faut faire avec, c’est ce qu’il y a de stimulant.

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Jean-Jacques: On va terminer sur Matière à répliques. Tu peux nous donner quelques précisions sur ce concept ?

Jean-Henri: C’est un concept qui m’a été proposé par des comédiens il y a neuf ans, en 2014. Ce sont des improvisateurs, ils avaient fait une expérience d’improvisation à plusieurs qui s’était moyennement bien passée. Ils sont venus me voir pour me proposer de faire quelque chose avec l’art. On en a discuté tous ensemble et on en est arrivé au concept “Matière à répliques”. Ce sont des gens de Toulouse, pour certains plutôt auteurs mais aussi comédiens, pour certains plus comédiens et aussi auteurs. Au départ ils étaient quatre, ils sont toujours restés quatre mais pas forcément les mêmes. Le principe c’est de choisir un tableau et le jour du vernissage on demande aux visiteurs, sur un bulletin, de noter une phrase qui ne soit pas déjà existante chez un auteur, et à la fin du vernissage on tire au sort ces phrases. Chaque artiste indique combien de phrases il veut intégrer à son sketch. Ce sont des phrases souvent farfelues ou décalées. Chaque comédien doit écrire dans les quinze jours qui suivent un texte qui sera joué par eux quatre. Il y a des pièces à deux acteurs, à trois et à quatre. On fait une soirée qu’on appelle “Matière à répliques”, un spectacle d’une heure, une heure un quart. Ils lisent leurs textes, comme ils le feraient dans une émission de radio, sans accessoires, sans costumes. Ça coûte cinq euros, ça se fait dans la galerie. Depuis 2014 on a dû faire aux alentours de 25 soirées qui ont toujours eu du succès. C'est amusant, ce n’est absolument pas prise de tête, ce ne sont pas des spécialistes d’art, ça reste un jeu de l’esprit avec des petits bouts d’émotion qui peuvent passer. Voilà, ça fait partie de cette manière de faciliter le contact avec les œuvres, c’est une proposition de plus de venir voir les expositions.

Entretien réalisé le 16/03/2023 à la galerie Palladion - Toulouse


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Dans la galerie, l'art en valse s'éveille,
Les murs attendent, vierges, prêts pour l'envolée,
L'accrochage devient une danse mêlée,
Un ballet de couleurs, d'émotions sans pareille.

Jean-Henri, metteur en scène habile,
S'attarde sur chaque toile, les yeux aguerris,
Il cherche l'harmonie, l'instant de magie,
Où les toiles dialoguent, en des vers subtils.

Chaque tableau devient un acteur, une voix,
Chaque pinceau, un artiste qui déploie
Un langage unique, dans l'espace latent.

C’est une mise en scène et les œuvres enchantent,
L’art s’exprime dans cette danse élégante,
L'accrochage dévoile l'âme de l'instant.

Jean-Jacques Dorne

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