Photo de Toulouse

Daniel GAY

Daniel GAY

Nous allons rencontrer un peintre. Sa maison se trouve tout à côté du canal du Midi. Ce peintre a aussi une autre passion. Oui, le jazz. Le Old Jazz. Nous en entendrons d'ailleurs, du moins nous en entendrons parler et nous repartirons avec un document sonore irrécusable. Et plein de talent.
Mais il a encore une autre passion. Les livres anciens, les manuscrits, le papier, toutes sortes de papiers, la reliure...
Nous pénètrerons dans un espace qui pourrait sembler un petit musée personnel, bien sûr un musée vivant, avec de beaux objets de collection, d'autres en restauration, avec aussi de curieuses machines dont il faudra nous expliquer le fonctionnement. Notre visite s’accompagnera de toutes sortes de bruits, entendus en direct ou évoqués : papiers froissés, touchés, grincement des presses, des châssis sur lesquels on tend les toiles, manipulation des outils pour la dorure, crissement de ces outils sur le fourneau, échappement de la vapeur …
Mais Daniel Gay est tout autant un peintre. Ceci est encore une autre histoire. Nous l'allons montrer tout à l'heure.


Daniel Gay

Nous entrons dans une première pièce où se trouvent de nombreux livres anciens.

Daniel Ici j’ai mis mes tableaux, et voilà la pièce où je travaille. C’est essentiellement pour la reliure. Ce sont des meubles que j’ai fabriqués, dans le temps, donc adaptés à la pièce pour avoir ce qu’il fallait et pouvoir se déplacer. Ensuite il y a des machines de reliure, que j’ai initialement demandé à un collègue d’étudier avec ses élèves. Ils ont fait un projet puis ç’a donné lieu à des premières fabrications : une presse comme celle-là, puis celle-là. Elles ne me satisfaisaient pas complètement et à l’époque, je ne me souviens pas comment, j’avais un contact avec les Compagnons du Tour de France, ceux qui faisaient en particulier de l’ajustage, de la fabrication mécanique. Ça les a intéressés, ils m’ont dit « on s’occupe de tout, on a vu le principe de fonctionnement, on vous fabrique les machines ». À l’époque, je prenais des cours de reliure et il y avait d’autres élèves qui étaient aussi intéressés. Ils ont fait trois petites machines à endosser et une série de trois presses comme ça. Ce sont des machines plus petites que les machines de reliure traditionnelles mais elles sont finalement compatibles avec cette pièce, et surtout elles sont extrêmement précises, plus précises que les machines de reliure qu’on peut trouver dans le commerce.

Jean-Jacques Précises en quel sens ?

Daniel Alors, avec cette presse, on peut presser des livres mais on peut aussi presser une partie des livres, on peut presser un plat de livre tout seul. On peut ajuster vraiment l’endroit à presser. Si ce n’est qu’une couverture, on peut s’arranger pour ne presser que la couverture. Avec les presses classiques, c’est plus difficile.

Jean-Jacques Comment se fait-il que ça n’ait pas été inventé ? Parce que cette machine, c’est pratiquement une invention !

Daniel Cette presse, oui ! Mais le domaine de la reliure est très traditionnel. On fait les mêmes machines depuis plus d’un siècle. Les machines ne changent pas : de la fonte, de l’acier, mêmes principes, mêmes dimensions. Ce sont des machines très chères.

Marc Pourquoi la lumière artificielle dans ton atelier ?

Daniel Gay

Daniel Oui, je n’ouvre jamais le volet, j’ai toujours cette lumière, il y a 500 W, une lumière qui ne bouge pas. C’est idéal. Baigner dans la lumière blanche, ça fait beaucoup de bien, et c’est impeccable pour peindre.

Jean-Jacques Donc ici, c’est à la fois reliure et peinture.

Daniel Oui. En ce moment, je ne fais pas de vrais livres mais je peux vous montrer ça : je retape un livre, c’est la méthode Hanon …

Marc … oui je connais, ça me rappelle mes années d’apprenti pianiste …

Daniel … la célèbre méthode Hanon ! Là c’est une édition originale. Ça date de 1855 ou 1860. Elle était en mauvais état et j’ai commencé à la remettre d’aplomb. Les pages étaient toutes cornées, déchirées. Il faut la renforcer. Il y a une introduction : « NUL ne comprendra cet ouvrage sans lire ces deux pages ». Au point de vue pédagogique, c’est catastrophique !... Hanon était en mauvais termes avec le clergé. Il était très croyant, il avait écrit cette méthode pour que les gens puissent jouer à l’église, et il a quand même fini par se brouiller avec le clergé …

Daniel Gay

Je vais vous montrer quelque chose que je suis en train de faire. C’est une méthode du XVIIIème siècle pour le basson. Je redresse l’ouvrage, je le recolle. Quand on le colle, on met du papier siliconé. Ça commence doucement à se redresser petit à petit.

Marc Où les trouve-t-on, ces livres, aussi bien Hanon que celui-ci ?

Daniel Celui-là, c’est un ami qui vidait une maison de famille. Submergé par les vieux documents, il m’en a apporté des piles.
Ça c’est un manuscrit de chansons du XVIIIème. Il était déchiré, je le recolle petit à petit, il reprend forme.
C’est fait avec du papier à la cuve qui date du XVIIIème siècle. Il était brassé dans une grosse marmite par des machines tournantes munies d’index qui effilochaient les chiffons. Une fois bien effilochés, les chiffons tombent dans une autre marmite où ils sont malaxés. Ensuite, avec une espèce de grillage, dans un cadre, le papetier prend un peu de ce mélange, le soulève, l’eau tombe, il attend que ça s’égoutte bien, et avec mille précautions, il prend la feuille qui s’est formée et il l’étend sur un fil. Fabriqué de cette manière, le papier prend le filigrane du grillage, qui est une sorte de trame.

Daniel Gay

Jean-Jacques On le voit sur ce papier ?

Daniel Oui, on voit la trame, ou la chaîne, et la trame ce sont les fils de fer qu’on voit au travers. Quelquefois, dans le filigrane, il y avait la marque du papetier. On fait encore de ce papier aujourd’hui, mais à partir de la fin des années 1820 on a commencé à faire des papiers avec de la pâte à bois et de l’acide. Le papier a pris une autre allure, il est devenu plus lisse, et à cause de l’acide il est devenu plus vulnérable aux jaunissures, aux brunissures. La jaunissure des papiers de cette époque, c’est une maladie. Cette maladie ne s’arrête pas. Elle continue jusqu’à ce que les pages soient détruites. Il n’y a pas très longtemps, la Bibliothèque Nationale a mis au point une méthode pour arrêter ce phénomène. Ça se fait dans des étuves, ça demande de gros équipements, ça coûte très cher. Ce n’est pas une moisissure, c’est une attaque de la pâte à bois.
Ce registre du XVIIIème siècle, je l’ai acheté dans une vente aux enchères. Il y a beaucoup de choses écrites, mais le plus intéressant c’est ce papier intact. Aujourd’hui c’est un genre de papier complètement introuvable. La différence avec le papier moderne, c’est que ça ne prend aucune jaunissure, ça ne bouge pas, on le voit. Ce papier date de 250 ans environ, il aurait le double que ce serait pareil.
J’achète des livres anciens mais je ne peux pas les acheter en très bon état parce que je n’en ai pas les moyens. Donc si j’arrive à trouver des livres en piteux état, avec des planches qui manquent, à ce moment-là ça me convient. Je peux les reconstituer avec ce matériau en demandant à la Bibliothèque Nationale de m’envoyer les planches qui manquent. Parfois c’est même gratuit parce que la B.N. a numérisé un très grand nombre d’ouvrages en libre accès. Donc je peux importer les planches et les imprimer sur le papier XVIIIème siècle. Avec une imprimante à jet d’encre !

Daniel Gay

Ça, c’est une machine à endosser. On met là-dedans un livre après l’avoir cousu. On commence à faire le dos, à l’arrondir. Ça passe juste sous l’arrondi, là où va venir s’intercaler plus tard la couverture en carton, qui va prendre l’épaisseur.
Là j’ai tout le matériel de reliure. J’ai aussi de quoi tendre les toiles sur les châssis, les papiers de différentes sortes, un peu de peaux. Et voilà les motifs, et tous les outils pour dorer. Ce sont des œuvres d’art ! Ce sont des outils d’époque pour la plupart, ils datent de la fin du XVIIIème siècle. Il n’y a que les manches qui ont souffert, ils se brûlent sur le fourneau. Parce qu’on les chauffe sur ce fourneau. Une fois qu’ils sont chauds, on met de l’eau ici, l’éponge est humide, on sort le fer chaud, on le pose là, ça crisse, ça fait de la vapeur et quand ça arrête de crisser c’est que le fer est à bonne température pour la dorure. À ce moment-là, on le nettoie avec un morceau de peau pour qu’il soit bien lisse, et ensuite il faut l’appliquer exactement à l’endroit voulu, c’est le plus difficile ! C’est très difficile … Avec la feuille d’or.

Daniel Gay

Jean-Jacques Comment as-tu appris ces pratiques ?

Daniel Il y a un « Village du Livre » à Montolieu, dans l’Aude. Il a été fondé par une association. Il y a vingt-cinq ans, un relieur belge faisait partie de ceux qui pilotaient cette association. Il habitait à proximité de Montolieu dans une grande maison. Il avait près de trois mille fers à dorer. Il avait arrêté l’activité et il voulait collecter de l’argent pour Montolieu, pour monter le Village du Livre. Donc il vendait ses outils. Je suis allé le voir, évidemment je n’avais pas l’argent pour acheter tous ses fers, mais j’ai commencé la collection avec lui. J’en ai acheté plusieurs dizaines. Ensuite il y a eu une vente aux enchères – elles sont rarissimes – à Toulouse, avec des fers à dorer. J’en ai acheté encore plusieurs dizaines. Ensuite il y a eu une vente aux enchères à Paris, j’y suis allé et j’en ai rapporté beaucoup. Je me suis aperçu qu’il y avait des gens qui les achetaient, pas pour dorer (en France il ne doit y avoir que quelques personnes qui dorent avec ça) mais pour les collectionner tels des objets d’art.

Daniel Gay

Voilà les caractères, les composteurs et les roulettes. La roulette, c’est pour faire des bandeaux. On se met sur la feuille d’or et on pousse, comme ça. De préférence sans revenir en arrière. On va tout droit en principe. C’est très dur … Je mets de l’huile avant de m’en servir pour que ça tourne bien, sinon ça grince. Voilà, ça donne de très beaux motifs.
Il y a de vieux outils que j’ai achetés à Paris. Celui-ci est neuf, je l’ai acheté chez le seul fabricant de fers à dorer à Paris, Alivon. Il m’a fait une « queue de rat », ça s’appelle comme ça. On peut encore acheter ce genre d’objet aujourd’hui. Alivon a un catalogue, on peut passer commande.

Jean-Jacques Quand tu as fait le livre pour Bernard Ryon, tu as donc utilisé ces outils ?

Daniel Gay

Daniel Oui, j’ai utilisé ceux-là, je vais vous les montrer. Ce sont des points. Sur la couverture j’ai fait des carrés, sans traits noirs qui les délimitent. Ce sont des points qui sont autour, très denses, qui forment chaque carré. Ils forment un nuage autour, et au milieu du nuage on distingue le carré. Parce que je ne voulais pas faire quelque chose de typé.

Jean-Jacques Quand on voit une reliure, on peut deviner le relieur derrière ?

Daniel Chez les relieurs d’art un peu, oui. Il y a des relieurs d’art, en France, qu’on reconnaît tout de suite. On reconnaît tout de suite une reliure de Marius-Michel, style Art Nouveau début XXème. Ce n’est pas seulement avec des fers dorés, c’est aussi avec des incrustations de mosaïques de cuir qui forment des fleurs, des arabesques.

Jean-Jacques Et toi, quand tu fais une reliure comme celle pour Bernard Ryon, tu as ton style ?

Daniel Non, parce que j’ai fait seulement celle-là ! Quand je fais une reliure, c’est surtout pour rétablir un livre XVIIIème ou XVIIème, donc je travaille dans ce style d’époque. Ce n’est pas du travail de création, je ne suis pas un relieur d’art ! Je me dis que ce que je fais ne sera jamais aussi bien que ce que font ces artistes ! Pour le livre de Bernard Ryon, je ne pouvais pas faire un livre de style, ce n’était pas le but. Il n’y a pas de reliure de style XXème. Il y a des relieurs d’art qui font des couvertures en plexiglas, en aluminium, en carbone qui donnent des reliures originales. Moi je fais plutôt des choses comme ça : Psyché et Cupidon, ce livre était en cartonnage de l’époque, voilà ce que ça donne, avec le décor de la reliure. On reconnaît ici la roulette « queue de rat », et ensuite tout ça, ce sont des petits fers. Donc je cherche à combiner les petits fers pour faire un décor. Ça c’est un décor XVIIIème. Je cherche à faire le décor et quand il est au point, je commence sur le cuir en faisant des petites empreintes à chaud. Après, il faut teinter le cuir. Voilà le dos, avec des petits fers, voilà les fleurons dont je parlais tout à l’heure.

Daniel Gay

Le papier de garde, c’est du papier à la cuve. Deux personnes en France, deux dames, font ce genre de chose, dans ce style pur. Sur une cuve, elles mettent par exemple de la colle à tapisserie assez diluée, encore visqueuse, ça fait une couche plane (c’est une cuve plate), elles versent de la couleur, par exemple une peinture à l’huile, puis plusieurs couleurs. Ensuite avec un peigne ou avec un clou, elles travaillent la couleur qu’elles ont mise, elles font des volutes, des escargots. Ça donne un papier marbré qu’on utilisait typiquement au XVIIIème siècle. Je leur passe des commandes sur mesure. Je leur dis par exemple « il me faudrait sur un in-folio, mettons, six ou sept escargots sur la largeur ». Comme ça j’ai un papier comme il l’était au XVIIIème, il n’est pas du tout imprimé. Une fois que le motif est fait sur la cuve, on pose le papier blanc format raisin, on le pose délicatement pour ne pas que ça fasse de bulles. Une fois qu’il est posé, on le prend, on le lève, il dégouline de colle, on peut le laver au jet, on le suspend et la peinture ne bouge pas. C’est du travail de spécialiste.

Marc Où est-ce qu’elles travaillent, ces personnes ?

Daniel Gay

Daniel L’une est dans le Luberon, l’autre en Lorraine.
Ce livre-ci, c’est les Contes de La Fontaine. Je l’ai refait, avec du maroquin. J’avais acheté le texte aux enchères à Toulouse et je m’étais aperçu qu’il datait de 1795. Il n’y avait pas de gravure, alors que les Contes ont été souvent illustrés. Je l’avais acheté à l’époque 500 francs, soit 80 euros d’aujourd’hui. Ensuite je me suis procuré les gravures les plus célèbres des Contes de La Fontaine. Ils ont été édités à frais d’auteur, en 1767 je pense, par les Fermiers Généraux qui ont pris contact avec l’illustrateur le plus connu à Paris, Eisen. Il avait un atelier, parce qu’il ne travaillait pas seul, et il a illustré les Contes. Cette édition est légendaire, je ne l’ai pas, c’est trop cher, je ne peux pas me l’acheter. Mais j’ai acheté une réédition avec les mêmes gravures que dans l’édition originale. Donc je les ai reproduites à une échelle plus grande et je les ai aquarellées et gommées. Je les ai encadrées, je les ai sorties sur ce papier à l’imprimante. Ça se faisait à l’époque, d’aquareller et gommer. J’ai bien aimé faire ce travail parce que ça me permettait de reconstituer des intérieurs, des habits. Je l’ai fait au feeling pour les couleurs. Eisen a produit quatre-vingt et quelques planches, je n’en ai pas fait tant que ça, j’en ai fait quand même pas mal. Voilà ces gravures en couleurs et agrandies par rapport à ce qu’elles étaient initialement. Et voilà une réédition de 1792, et voilà comment étaient les vraies gravures de l’époque, elles sont d’une finesse incroyable. Ç’a été gravé à l’échelle 1 puisqu’il n’y avait pas de réduction possible. Si tu agrandis, ça conserve encore cette finesse. C’est ahurissant, je ne sais pas comment ils faisaient. Ils travaillaient avec un original, le peintre peignait avec une encre un peu teintée, bistre, avec de l’encre noire, avec des rehauts en blanc. Il faisait un dessin, mais pas un tableau avec toutes les couleurs. À partir de ce dessin, à mon avis les graveurs étaient devant une fenêtre puisqu’il n’y avait pas d’électricité. Ils avaient un pantographe pour réduire la taille. Ensuite ils travaillaient sur la plaque avec des petits outils qui laissaient des traces dans la plaque.

Daniel Gay

Plus tard j’ai eu l’occasion d’acheter un livre à très bon prix qui contenait une réédition des gravures de Fragonard. Lui aussi, à la fin du XVIIIème, a illustré les Contes de La Fontaine. Il a fait des gravures moins fouillées qu’Eisen, mais elles sont magnifiques. Il y a un très beau mouvement, c’est très vivant. C’est une rupture complète de style avec Eisen. C’était un surdoué, Fragonard. Je le compare un peu, à un siècle d’écart, à Toulouse-Lautrec, le mouvement est posé en quelques traits.
Voilà un livre que j’ai fait, c’est un tout autre genre. C’est une fantaisie, « La femme française au début du XXIème siècle ». Au XVIIIème, Louis-Sébastien Mercier a écrit « L’an 2440 » où il se place dans la perspective où la royauté n’est plus absolue mais constitutionnelle. Donc il se place dans l’avenir, mais ça lui a valu tout de même des ennuis. Je fais comme si j’étais lui et je dis dans l’avertissement : « J’ai regardé dans les prophéties de Nostradamus et je suis arrivé à déchiffrer comment serait la femme française du XXIème siècle ». À côté, j’avais des articles sur la femme actuelle dans des magazines féminins. Ça m’a donné la possibilité d’écrire dans le style XVIIIème, ce qui était le but, avec une police d’impression proche de l’époque. Et j’ai réutilisé des motifs avec de l’acrylique et un peu de vernis sur du papier épais.

Jean-Jacques Dans l’ensemble, ça correspond à ton style de peinture, on retrouve ta façon de peindre.

Daniel Oui, sans doute, surtout peut-être ce qui est inspiré de Mucha.

Jean-Jacques Nous passons maintenant de la reliure à la peinture. Si on considère ton parcours, tu es un scientifique au départ. Comment es-tu arrivé à la fois à la reliure et à la peinture ? D’abord la peinture, ou la reliure ?

Daniel Gay

Daniel Tardivement la reliure. Mais pourtant, étant petit, à l’école, la reliure m’attirait, je ne sais pas pourquoi. J’aurais pu très bien être relieur professionnel si ça avait été porteur. J’avais un camarade de classe dont le père était doreur et relieur. J’allais chez lui et quand je voyais ses livres – certains livres étaient dans des écrins comme ceux qu’on utilise pour la vaisselle d’argent – quand je voyais ces livres, j’étais fasciné. Ça ne s’est pas fait, j’ai fait autre chose. J’ai passé presque trente ans avec un travail fou à l’université. Ma spécialité portait sur les structures composites. Ça consiste à calculer des structures en verre, en Kevlar, en carbone : des structures d’avion, de bateaux de course, des structures de formule 1. Des structures qui travaillent, qui sont très sollicitées et doivent être très légères. Mon travail consistait à mettre au point des méthodes de calcul nouvelles pour dimensionner ces pièces : des ailes d’avion, des rives, des fuselages, tout ce qui est fait en carbone aujourd’hui. Mais au fond, j’ai toujours gardé cette empreinte du dessin.
Pour en revenir à la reliure, ce qui a été décisif, c’est la venue à Toulouse, venant de Paris, d’une relieuse d’art qui s’appelait Gertrude Delacour, hélas récemment disparue. Elle s’était installée à Toulouse en pensant qu’elle allait pouvoir vivre de son métier. Elle donnait des cours. J’ai fait connaissance avec elle juste au moment où elle s’installait. J’ai pris un cours un après-midi par semaine. Personne ne savait où j’étais, tout l’après-midi je le passais rue des Gestes et elle m’apprenait la reliure. Ç’a duré comme ça près de deux ans. J’avais décidé de faire ce genre de break, c’était salutaire pour moi. J’ai appris les bases de la reliure. Pour la dorure, ensuite, je me suis débrouillé tout seul. J’ai voulu prendre des cours, mais je me suis aperçu que les gens qui enseignaient étaient à peu près au même niveau que moi. J’ai acheté des manuels, de vieux manuels de gens qui doraient autrefois. J’ai essayé d’apprendre comme ça, ce n’est pas encore bien au point … Avant, on trouvait des relieurs qui faisaient aussi la dorure des titres, ils doraient les pièces de titre. Par contre, la décoration de style des reliures, elle se faisait dans des ateliers tenus par des relieurs où travaillaient aussi des doreurs. Gertrude Delacour, par exemple, ne faisait que les titres. C’était en 1991. J’ai commencé à apprendre la reliure sur le tard. Bien auparavant, jusqu’à 25 ans à peu près, j’avais fait quelques tableaux. Je me suis arrêté ensuite parce que j’avais trop de travail. Et j’ai passé presque trente ans sans peindre. J’ai recommencé en 96.

Daniel Gay

Jean-Jacques Tu avais une formation ?

Daniel Non, j’avais appris le dessin technique, je n’avais pas de formation artistique. D’ailleurs, je ne suis pas très créatif, je me considère plutôt comme un artisan décorateur ! Je n’ai pas d’élan créatif pour avoir un style, je suis complètement désarmé devant une toile blanche. D’une certaine manière, j’aime bien qu’il y ait un thème. Le thème des Méridionaux, ça me convient bien. Même si ça ne m’inspire pas sur le coup, ça me force à mettre en place un scénario. Il me faut le cadre avant la toile, pour ainsi dire …

Marc Et pour ce bouquet de fleurs, qu’y avait-il avant la toile blanche ?

Daniel J’ai pris beaucoup de photos de bouquets. Chaque fois qu’il y en avait un qui me plaisait, je le prenais sous toutes les coutures, je variais les éclairages pour trouver l’image la plus percutante du point de vue des contrastes.
Pour les personnages, quand j’ai repris la peinture, j’allais dans des ateliers avec des modèles vivants. Je m’étais abonné à la gazette Drouot. On y trouve de bons sculpteurs, quelquefois un peu académiques, mais il y a des poses intéressantes et je faisais un catalogue de celles qui m’intéressaient. Le modèle choisissait et je faisais des séries de photos avec les poses choisies. Ça n’a duré qu’un temps, il y a une telle abondance de motifs et de photos partout …

Jean-Jacques Tu peins à l’acrylique ?

Daniel Ce sont des lavis d’acrylique. Avant je peignais à l’huile et j’ai tout remballé. Maintenant je n’utilise plus que l’acrylique et sous forme de lavis. Je mélange l’acrylique avec de l’eau. Pas de medium ni quoi que ce soit d’autre.

Daniel Gay

Jean-Jacques Qu’est-ce que ça donne de plus ? une transparence ?

Daniel Ça ne donne pas la transparence de l’huile mais ça permet, en superposant les couches, d’arriver quand même à ce qu’on veut. Tu passes une couche de lavis sur quelque chose qui ne te satisfait pas, qui est là quand même et qui a son rôle, et tu arrives à un compromis, le lavis crée de nouvelles choses sans enlever ce qu’il y avait avant. Par exemple, si le fond est hétérogène, tu peux l’homogénéiser par touches. Ça permet de corriger ponctuellement sans prendre de risques. Par rapport à l’huile, c’est un avantage énorme. Au bout de vingt minutes, tu as passé ton lavis, il est sec, il n’abîme pas ce qu’il y a dessous parce que c’est de l’acrylique. Si c’était de l’aquarelle ce serait une catastrophe. On peut retravailler et j’y passe beaucoup de temps. J’ai mon dossier sur lequel je note le temps passé et aussi ce que je dois faire sur le tableau.

Jean-Jacques Tu peux nous montrer un dossier ?

Daniel Je n’en ai pas là. Je les détruis lorsque le tableau est terminé.

Jean-Jacques Pourquoi ? C’est quand même l’histoire de ta peinture que tu fais disparaître !

Daniel Je trouve que ça doit être fait une seule fois, et je veux qu’il ne reste que le tableau.

Daniel Gay

Jean-Jacques On retrouve souvent une même forme d’un tableau à l’autre.

Daniel Une mise en forme à laquelle je tiens. Mettre les carrés blancs en travers d’un tableau, c’est le temps qui passe, c’est une préoccupation omniprésente. Mettre un titre, ça éclaire un peu sur la signification, ça guide vers une interprétation, même si mon interprétation n’est pas force de loi. J’ai pu m’apercevoir que d’autres personnes avaient des interprétations différentes. Un jour j’avais fait une exposition à la mairie de Ramonville et j’avais laissé un livre pour que les gens écrivent comment ils interprétaient tel ou tel tableau. J’ai eu toute une série d’appréciations variées et, c’est incroyable, des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Je redécouvrais mes propres tableaux.
J’aime bien mettre un titre et le soigner particulièrement parce que c’est aussi un élément décoratif. Pour le thème de « La vie en rose » j’ai appelé mon tableau Little Pink Lady. C’est à double sens. Petite Lady en rose parce qu’elle a un tutu rose, mais aussi Petite pomme, parce qu’il y a des pommes qui s’appellent Pink Lady. Je fais chaque fois en sorte qu’un titre puisse donner des orientations différentes à un tableau.

Jean-Jacques Ici, c’est une danseuse.

Daniel C’est une petite fille qui se rêve en danseuse future. Elle regarde la salle et ça éveille chez elle plein de rêves. Elle voit la vie en rose.

Daniel Gay

Jean-Jacques Tu l’as représentée de dos, ça m’a fait penser à Degas, parce qu’il se mettait en retrait, il observait les danseuses, et on dirait que tu es derrière le rideau.

Daniel Non, c’était surtout pour la montrer en train de rêver devant une grande salle. Elle rêve à un futur fantastique, elle a des chaussures d’adulte à la main.

Jean-Jacques Tu as mis un texte sur le côté, avec un lettrage particulier.

Daniel Je le soigne beaucoup. Je dessine les lettres au pochoir, ensuite j’y reviens pour qu’elles soient alignées. Je le fais au pinceau. Je ne peux pas le faire au feutre parce qu’après, en passant du vernis, ça bave. Quand le pinceau est irrégulier, je repasse au blanc jusqu’à ce que ce soit impeccable. Ensuite je passe une couleur, puis je commence à la vernir. Je passe des couches de vernis successives et quand j’arrive à un certain nombre de couches je mets de la poudre d’or. Et je recommence à mettre des couches de vernis pour que la poudre d’or soit emprisonnée comme dans de la résine. Le vernis s’arrondit automatiquement par capillarité et ça donne cet aspect, comme si on avait collé des lettres en relief.

Jean-Jacques Tu composes ton tableau avant ?

Daniel Je fais un dessin. Je fais des superpositions pour bien caler les personnages. Quand je sais ce que ça va rendre, je commence. Mais il y a des choses inattendues … Le théâtre par exemple. Je ne savais pas que ça me prendrait autant de temps, ça m’a pris un temps fou, une quarantaine d’heures (rire) … C’est ce qui m’a pris le plus de temps. Mais c’est aussi du plaisir !... En superposant, le théâtre est d’abord très criard, puis petit à petit je l’estompe, mais il ne faut pas que je l’estompe trop parce que ce n’est pas réversible.
Et là, il y a une tête antique qui regarde. C’est un peu la représentation de la conscience, une conscience qui prend un certain recul sur les choses. C’est comme une sculpture en dehors du temps, ou de l’autre côté du temps, dans un coin du tableau. Une conscience qui supervise tout ça, qui considère la condition humaine en général (rire), en l’occurrence cette petite fille qui rêve à sa vie future. J’aime bien représenter cette conscience dans la plupart de mes tableaux.

Daniel Gay

Jean-Jacques Finalement c’est peut-être toi aussi ?

Daniel Peut-être …

Jean-Jacques Il y a une sorte de retenue dans ta peinture. Tu sais que tu pourrais aller plus loin mais il semble que tu te l’interdis.

Daniel Oui, si je pouvais faire comme Mucha, accentuer tous les contours, mais je n’ose pas le faire, et pourtant ça me plaît. C’est pareil pour les couleurs. Je n’ose pas la couleur. Je le sais, mes couleurs sont très prudentes. Sauf quand j’ai essayé de faire ça : le bleu de Klein. Un jour, j’ai voulu savoir … J’avais lu des choses sur Klein, qu’il avait breveté un bleu, le Yves Klein Blue, et j’ai essayé de me renseigner il y a quelques années. J’ai retrouvé le chimiste qui lui avait trouvé le medium. C’est une résine vinyle, je crois me souvenir. Il a trouvé ça dans les années 50. Quand il a eu ce medium, Yves Klein a trouvé les proportions avec le pigment bleu et il l’a breveté sans en parler au chimiste. J’ai donc retrouvé ce chimiste, qui était très vieux, il est mort depuis. Il avait encore un ouvrier. Je lui ai demandé s’il serait possible d’avoir du medium. Il était d’accord pour m’en vendre moyennant un certain prix. Bon, je me suis renseigné sur ce medium, c’est un produit extrêmement dangereux. On ne peut pas l’utiliser dans une enceinte fermée à cause des émanations. Or Klein en barbouillait ses modèles, il les plongeait littéralement dedans ! Et lui, Klein, est mort très jeune d’ailleurs. Donc j’ai essayé de trouver un produit de substitution. J’ai pris tout simplement un vernis acrylique mat et j’ai cherché les proportions, et je pense que je les ai trouvées : si tu mets trop de medium, ça tue la couleur, ça la rend bleu foncé. Si tu n’en mets pas assez, tu ne peux pas la passer, elle est granuleuse. En faisant la bonne proportion, tu obtiens une crème que tu ne peux quand même pas passer au pinceau parce que le pinceau sèche tout de suite. Donc je l’ai passée à l’éponge. J’ai coupé de petits cubes d’éponge, je les humecte dans l’eau, je les mets sur la crème bleue, et je les pose. Je me suis aperçu ensuite que sur le marché de l’art il y avait des éponges « bleu de Klein ». C’était à vendre, sur un joli piétement d’acier inox ! C’est comme çà que j’ai découvert que Klein se servait aussi d’éponges pour faire ses tableaux. Quand elles étaient bien imbibées il les faisait sécher. Ça peut se vendre 40 000 euros … Et il y en a au Centre Pompidou !

Daniel Gay

Jean-Jacques Y a-t-il d’autres choses que tu voudrais dire, que nos questions n’ont peut-être pas abordées ?

Daniel Oui, ces derniers temps, je pensais à l’émotion que procure une œuvre d’art quelle qu’elle soit, peinture, sculpture, littérature, poésie ... Quand il s’agit de peinture, notamment de la peinture contemporaine, je lis des commentaires que je ne serais pas capable de tenir, c’est un peu comme les gens qui sont capables d’apprécier un vin et parler longuement de ses qualités. Il y en a qui font pareil avec l’art, ils sont capables de disserter sur un tableau, moi j’en suis incapable. Et donc j’ai repensé à ça et je me disais que l’émotion vient d’un ensemble de qualités et de défauts du tableau. Je me suis demandé comment on pouvait le caractériser pour ensuite remonter aux émotions que ça éveille chez les gens. On pourrait très bien représenter les qualités artistiques au sens large à partir de trois axes. Un axe vertical qui serait l’axe créatif, plus on s’élève et plus la personne est créative. Un axe horizontal qui est l’axe esthétique, et le troisième axe, qui vient vers nous, ce serait l’axe technique, le degré de technique mis en œuvre. Ces trois axes peuvent faire un cube, on peut construire un cube dessus, un cube transparent, un « cube-art ». Admettons qu’on soit dans une exposition. On demande aux gens à la sortie de s’exprimer sur les trois axes. On rentre ça dans un logiciel et on pourrait caractériser le peintre par une espèce de nuage situé dans le cube. Le résultat de l’expo pourrait se résumer à un « cube-art » où on verrait peut-être un noyau un peu dense et des petits points autour. Ça ferait comme une signature de l’expo.

Daniel Gay

Jean-Jacques Imaginons qu’on le fasse ici pour les Artistes méridionaux. On met une couleur pour chaque artiste, et là on crée une œuvre.

Daniel Aujourd’hui on est capable, dans un bloc de verre, de plexiglass, on est capable au laser de faire des points, de matérialiser ce nuage.

Jean-Jacques On pourrait même le traduire en musique. Et quel discours on tirerait de ce cube ?

Daniel Si vraiment le noyau est dense, on pourrait dire que cet artiste est clairement identifié par ses contemporains. Je regarde une expo de Klimt par exemple. Créativité : extraordinaire. Esthétique : extraordinaire. Technique : extraordinaire. Donc un noyau très dense.
Est-ce que c’est une bonne idée ou pas ?

Daniel Gay

Jean-Jacques C’est une idée de dessinateur industriel !

Daniel Bien sûr ! Tu crées un cube transparent et à l’intérieur tu vois l’artiste. C’est valable pour toutes les activités artistiques, la littérature, la poésie, la musique. Et l’émotion ressentie résulte de ça, ça permet peut-être de mieux comprendre pourquoi on a telle ou telle émotion devant une œuvre.

Jean-Jacques Il y a l’émotion de la personne qui regarde, mais il y a aussi celle de celui qui crée.

Daniel Oui mais elle, elle est … elle est …

Marc … dans le labeur …

Daniel Oui ! … des fois elle n’est plus nulle part ! … (grand rire)

Jean-Jacques … le travail c’est quand même l’essentiel de l’artiste …

Daniel La dimension technique est très présente. Le type qui te torche un tableau en deux minutes, comme à certains moments de sa vie Picasso par exemple, là il est dans les choux par rapport au cube. C’est se foutre du monde, il l’a souvent fait d’ailleurs.

Jean-Jacques Alors on retient ton idée, l’idée du cube-art. C’est intéressant parce qu’aujourd’hui on est énormément dans le discours à propos des œuvres. Quelquefois le discours prime sur les œuvres elles-mêmes.

Daniel Un discours détaché de l’émotion. Parfois c’est difficile parce qu’on cherche à faire le lien avec l’œuvre et on n’y arrive pas toujours à la lecture du discours.

Daniel Gay

Jean-Jacques D’ailleurs les artistes conceptuels sont plus dans le discours, quelquefois, que dans la création elle-même. Ils seraient hors-cube, ou à une mauvaise place dans le cube.

Daniel La pire des places dans le cube, c’est l’origine ! Zéro partout.

Jean-Jacques Ce n’est peut-être pas la plus mauvaise parce que c’est un point de départ.

Daniel Oui mais si on doit juger un artiste dans la plénitude de son œuvre, qu’il ait un point à l’origine c’est mauvais pour lui. Par contre, s’il est à l’autre extrémité, c’est le génie absolu. C’est Vinci !! (rire)

Jean-Jacques Il y a la reliure, la peinture, et il y a la musique aussi.

Daniel Oui, c’est une autre histoire ! Je joue en amateur depuis que j’ai acheté une clarinette d’occasion à un copain, en Terminale. Quand j’étais à Paris, on avait fait un orchestre pour les bals de l’école. Puis vers 1965 j’ai appris le cornet à piston, toujours pour jouer du vieux jazz. J’ai gardé cet instrument mais maintenant je joue de la trompette. Quand je suis arrivé à Toulouse en 1967, j’ai intégré un orchestre de vieux jazz, le Old Time Jazz Band. J’y ai joué plusieurs années, et après j’ai continué à jouer dans d’autres formations jusqu’à aujourd’hui…

Entretien réalisé le 11/12/2018 à Ramonville


Little Pink Lady :
LE MYSTÈRE DU CHAT

Que pense le chat ?
On connaît leur sens de la voltige, mais les chats sont aussi d’excellents danseurs. On en voit dans les jardins exécuter de remarquables entrechats, cabrioles, ronds de jambe, soubresauts et ballottés flic-flac. Marius Petipa et Tchaïkovski font danser une Chatte Blanche dans La Belle au bois dormant. Béjart dit avoir appris la danse en regardant ses chats. Il a dansé un chat de gouttière dans un ballet de Roland Petit, Les Demoiselles de la Nuit. Félix le Chat bondit dans le Casse-Noisette de son enfance, dansé par le félin Juichi Kobayashi.

Bref. Que pense le chat ?
Pour l’heure, il est assis. Bien assis, comme savent également le faire les chats, pour bien asseoir la montée cumulée de ses questions, ses étonnements, ses doutes, ses perplexités, ses pressentiments … son admiration, ses encouragements ? … peut-être pas vraiment. Ou alors, il attend avec une intense bienveillance qu’elle se confie, non ?
Mais ce n’est que mon sentiment et je n’ai pas à penser à la place du chat.

Et cette jeune danseuse, qui est-elle ? Nous ne voyons pas son visage, elle nous tourne le dos, mais lui, le chat, le voit. Le chat voit ce qu’elle pense, il sait lire sur les visages, sur ce visage qui se dérobe. Sa face de chat, en pleine lumière, passionnément attentive, devient bientôt visage. Ses yeux, un regard. Le museau suivra dans l’instant.
                     Il est très chic dans son pelage de chat de gouttière. Un collègue de Béjart, donc. Les gouttières, c’est bien pour les acrobaties aériennes, pour les ballets libres et vertigineux sur les toits. Il s’y connaît, le chat, c'est l’interlocuteur qu’il faut à la jeune danseuse. Si elle veut bien l’écouter, il est là, tout à côté d’elle.

Comme elle est immobile ! Hélas, pas la sculpturale immobilité où se tiennent parfois les grandes danseuses. Non, une immobilité lasse, déjà, inquiète, un avenir trop grand, comme les chaussons qu’elle laisse pendre à même le sol, telle une timide promesse de pointes.
Mais je m’égare. C'est moi qui me dis tout ça. Elle, que pense-t-elle ?

Elle regarde la salle. On le suppose du moins. Il n’y a personne, ni aux loges ni au parterre. La scène est vide. Degas n’est pas là. On ignore s’il viendra. Pourtant les luminaires brillent comme autant d’annonces des soirs de gala et des triomphes en averses de fleurs.
Cette jeune fille, nous ne connaîtrons jamais son visage. À la fin, que pense-t-elle ?
Elle n’en dira rien. Le chat n’en dira rien non plus.

L’avenir est indéchiffrable comme un chat.
Il a le regard énigmatique des chats.

Mais d’ailleurs ce chat : que fait-il là ? Qui est-il ?

- Cher monsieur, ce chat dont vous parlez est une chatte.

- Ah ! ... Daniel Gay vous l'a dit ? ... Dans ce cas ... euh … eh bien ... mais ... Que fait-elle là ? Qui est-elle ?

- Ne croyez pas vous en sortir par des pirouettes, sous prétexte de danseuse et de chats montés sur pointes. Et la peinture dans tout ça ?

- Le chat dans son mystère (connaît-il le temps, lui ?) assiste en témoin à cet autre genre de mystère qui tourmente son humaine compagne : la fatalité même de vivre le temps, le désir, autant que la crainte, d'attendre quelque chose de soi, de ce qu’on veut essayer de faire de soi. Par les pénombres, les lueurs, le miroir désert de la scène, la vacance de l’espace dont on ne sait s’il sera finalement peuplé de public et de danseurs, les lumières qui brillent peut-être pour rien, le travail de la peinture nous donne à voir ce mystère et nous offre d'en faire nous-mêmes l'épreuve représentée.

- Vous prétendez maintenant que ce tableau ... peint ... la temporalité ? ...

- ...

Marc Nayfeld

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