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Le Salon 2018

Comme l’a si bien dit André GIDE : « L’art nait de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté ».

De tout temps les interdits ont assiégé nos libertés et particulièrement en art.

L’art a tenté au fils des siècles, de traduire dans la matière les doutes de l’Homme : ses croyances, ses aspirations, ses inventions. Chaque époque a produit un art autorisé officiel mais aussi, parallèlement, par réaction un art libre de censure : la Renaissance s’autorise le retour à la beauté antique pour échapper à la codification religieuse du Moyen-Age, l’Impressionnisme se permet le travail en extérieur sur le motif s’opposant ainsi à l’art officiel du XIXe siècle qui était plutôt une production d’atelier, le cubisme viendra lui aussi casser les codes établis par ses prédécesseurs… L’art est une espèce de mise à jour perpétuelle de réponses proposées par des artistes aux questionnements de leurs contemporains.

Nous, les artistes revendiquons toujours cette liberté dans nos créations qui sont le reflet de nos idées, de nos aspirations… L’art peut être un jeu ou le « je » a un rôle primordial : je m’interdis ou je m’autorise toutes les libertés…

Par essence même dans l’art, l’interdit, la contrainte favorise la créativité car il offre la possibilité aux artistes de contourner le problème par leur inventivité. Il leur donne l’occasion de se rebeller et de trouver en eux des solutions pour passer outre la difficulté imposée. Le thème donné lors de notre Salon annuel n’est qu’une ligne directrice, elle permet à chacun : auteur ou spectateur de trouver son écho personnel.

En 2018 le thème de notre exposition « jeux interdits » peut nous rappeler selon notre humeur : le film éponyme de René Clément de 1952 et la magnifique musique de Narciso Yepes, les slogans célèbres de Mai 68 comme « Il est interdit d’interdire » ou « Explorons le hasard », le street-art prohibé de nos villes, ou encore des événements catastrophiques. Notre Salon serait alors pour chacun de nous : spectateur ou artistes, le déclencheur d’une conscience reconquise de notre fragilité. Il pourrait en conséquence, peut-être éveiller en nous un sentiment d’urgence où le « je » n’aurait plus de raison d’être et laisserait la place à un « nous » collectif, à une « humanité enfin retrouvée ».

Jean-Louis ROUGET, Président des Artistes Méridionaux


La première et juste lecture du thème choisi pour ce Salon est celle des œuvres qui reprennent l’affiche et les personnages de Jeux interdits, le célèbre film de R. Clément. Sans se limiter à cette référence, on peut donner au terme « jeux » un sens littéral, figuré, ou ironique, et ouvrir sur l’interdit, la transgression, le refoulement… Vaste sujet ! Un peu sulfureux aussi, d’autant plus que la création plastique a les moyens de déployer tous les charmes du jeu interdit, fût-il porteur de désastres.

Le rouge s’affirme ici, légitimement, avec force. Cette couleur magnifique semble avancer pour dire : on ne va pas plus loin ! Mais l’interdit, lié à l’ombre, au secret, à la faute, se revêt aussi de noir. De fait, aucune démarche ne s’impose comme privilégiée. L’abstrait et le minimal ont leur place : une simple ligne symbolise efficacement la limite à ne pas franchir. Installations, volumes en bois, marbre, terre cuite, céramique, papier ou crochetage, abordent l’interdit, comme les œuvres planes : huile, acrylique, dessin, gravure, photos, techniques mixtes, collages, tissages. Toute cette variété est intéressante à observer : ainsi l’interdit du jardin d’Eden se présente plusieurs fois, en deux, ou en trois dimensions, en couleur ou sans couleur : intentions, effets différents. Des œuvres-jeux provoquent à jouer les visiteurs (jeunes ou restés jeunes) : un jeu de boules avec impasses, un « gong » bruyant à faire résonner, jusqu’à susciter… un interdit.

L’interdit est omniprésent dans notre vie quotidienne, parfois inaperçu : qui pense à tous les interdits que nous oppose la loi de la pesanteur ? Un empilement improbable de chaises en déséquilibre est là pour nous les rappeler. Beaucoup d’interdits de simple prudence concernent des jeux dangereux : les doigts dans la prise électrique, les allumettes en forêt, la baignade par mer mauvaise. Des divertissements bien connus, les jeux de cartes, et surtout les jeux de hasard et d’argent, sont objets de suspicion et souvent d’interdiction : ainsi le jeu du pharaon, interdit au peuple sous l’Ancien Régime, et les jeux maintenant défendus aux mineurs. Les cartes rouges et noires, la roulette rouge et la boule blanche, les dés, les damiers sont pain béni pour les artistes : leurs formes géométriques, leur foisonnement chatoyant attire et fascine. L’envers ténébreux de cette séduction visuelle se montre à plein dans la roulette russe : jouer avec le hasard, c’est jouer avec le Destin. N’oublions pas non plus que la règle du jeu comporte elle-même un interdit, que brave le tricheur, à ses risques. D’autres divertissements sont licites, mais violents et cruels. Faut-il vraiment tolérer ces combats de coqs hérissés d’armes tranchantes, ces sacs de frappe où chaque coup de poing a laissé une empreinte de cauchemar ?

Sur une échelle plus vaste, les artistes dénoncent avec âpreté la folle irresponsabilité de certains « jeux » catastrophiques, véritables « stratégies du fou » engendrées par la soif et l’abus de pouvoir, les inégalités planétaires, la négation cynique du changement climatique : guerres et champs de mines, explosions nucléaires, nuages toxiques, incendies gigantesques… La splendide éclosion du rouge crée un milieu irrespirable.
Les victimes enfantines sont au premier plan : enfants menés par des adultes sur de mauvais chemins, enfants mutilés par les mines, privés de leur enfance par les guerres et les migrations ; enfants du passé, exploités comme la petite danseuse de Degas par des adultes libidineux, enfants du présent empoisonnés par des overdoses de jeux vidéo, d’écrans et de sucreries. L’enfance est ici pathétique, captive de son innocente impuissance : le « ballon prisonnier » noué bien serré en est une image parlante.

Autour du corps les interdits sont vivaces et multiples. Appliqué aux trois Grâces classiques, le jeu des « cadavres exquis » crée des êtres aléatoires à coup de morceaux de corps, et devient dérangeant. L’hybride robot-humain résulte lui aussi d’attentats contre ce corps que nous ont octroyé la nature et l’Evolution. Dans le foisonnement à la Jérôme Bosch de légumes animés et d’humains végétalisés, les potentialités burlesques se font jour.
Côté sexe, les mythes relatent une transgression capitale, l’accouplement monstrueux de Pasiphaé et du taureau, d’où naît l’affreux et féroce Minotaure. Mais l’affranchissement de l’interdit a ses délices, et la même union de l’humain et de l’animal prend une allure élégante et sophistiquée quand il s’agit de « La Belle et la Bête ». Au-delà de ces fictions, les œuvres ne trahissent pas chez les artistes une grande foi en notre « libération sexuelle ». Au contraire, la transgression paraît inhérente au désir, à l’acte sexuel lui-même, cet acte rouge et noir, dont l’alcôve secrète est le lieu d’élection. Les livres interdits laissent des souvenirs brûlants ; un érotisme sulfureux couve sous l’habit religieux ; les amours saphiques ont une forte présence, affichée ou suggérée, provocante ou furtive. Dans un registre facétieux, des volailles inventent des plaisirs sexuels inédits, donc suspects (!).
L’interdit social de la nudité est aussi interrogé. Le jeu de voilement/dévoilement attise le désir ; les femen jouent de cet interdit pour contester les codes patriarcaux : la nudité exhibée du torse féminin se confond avec le vêtement lui-même, pour conquérir la même dignité.

Souvent sarcastiques, les artistes voient les rapports interpersonnels comme un théâtre de jeux interdits. L’amour est un jeu marivaudien de protagonistes qui se poursuivent, livrés au hasard qui les promène de la terre au ciel (ou l’inverse). Le couple est habité de tensions, sourdes ou violentes. La scène de ménage est une dramaturgie codifiée, réglée, mais mal contrôlée et… néfaste au mobilier.
Quant aux rapports sociaux, ce sont des « jeux de vilains » où la main qui tient le verre de l’amitié est toute prête à frapper. Jeux obligés, car la dissidence n’est pas tolérée. L’individu, ligoté par les mille liens lilliputiens que lui impose la collectivité, subit un calvaire.
Sondant les cœurs, certains y détectent le plaisir vénéneux des rêves impossibles. Les interdits archétypaux s’imposent : Adam et Eve, cueillant la pomme prohibée dans l’arbre de la connaissance, Icare tentant de voler sous l’œil narquois des oiseaux, se condamnent à la chute, rançon de leur transgression, car l’homme ne doit pas sortir de sa condition bornée. Comme nous ne sommes plus dans l’Antiquité, le climat est plutôt ludique ou poétique : les enfants rêveurs, émules d’Icare ou de Prométhée, tentent de voler la lumière du soleil ou celle des étoiles filantes. L’auto tamponneuse enfantine, évadée de son cercle étroit et lancée sur la route 66, tente de repousser les limites jusqu’à l’horizon.
Mais on ne peut oublier que la réalité oppose son triste veto. L’isolement et d’ennui après l’été des jeux, l’échec du séducteur raté que les femmes raillent ou ignorent, le temps qui creuse perpétuellement des vides à combler et suturer sans cesse, la petite figure de Polichinelle sans masque, perdu sur son damier : voilà que se lève le bel astre sombre de Nerval et de Dürer, le « soleil noir de la Mélancolie », au centre d’un buisson ardent. La mélancolie est un petit jeu qu’on devrait bien (s’)interdire − si on pouvait se soustraire à son attraction maléfique.

Obéissant à la règle du jeu, les artistes ont exploité et détourné l’éternelle fascination des jeux interdits et de leur corollaire, la transgression, cette infraction tantôt mortifère, tantôt porteuse d’éveil et de contestation.

Mais ce rapide panorama du Salon est évidemment insuffisant. Visiteurs, à vous de jouer !

Elisabeth Aragon

  • Le prix de la SAM 2018 revient à Jean-Marie VIAUD pour sa photographie 'Jeux Interdits #1'.
  • Le prix de la ville de Toulouse a été attribué à Érick FOURRIER pour sa sculpture 'Sphère Noire'.

Jean-Marie VIAUD

Erick FOURRIER