Photo de Toulouse
Le Salon 2016

Ce thème, un peu bizarre au premier abord, laissait aux artistes une liberté encore plus grande que d'habitude : l'objet est peu défini, d'autant plus que dans la langue, sinon dans la grammaire, "objet" peut désigner un sujet, une personne ; quant à la complémentarité, son champ d'application reste flou : a-t-il seulement des limites ? Les artistes ont mis à profit cette liberté, et pourtant des lignes de force se dégagent.

La complémentarité a suscité très logiquement nombre d’œuvres composites. Elles se présentent sous forme de frises, de polyptyques, de panneaux, de surfaces compartimentées. Les réalisations en volume sont constituées d'éléments, parfois en très grand nombre, qui ont été juxtaposés, emboîtés, assemblés. Surfaces et volumes sont habités d'objets et de personnages alignés, empilés, entassés... L’idée est claire : la valeur et le sens d’un "objet" se réalisent, s’augmentent, ou même s’engendrent du fait de son rapprochement avec un ou d’autres "objets". Le thème a favorisé les techniques mixtes, et suscité une création inventive, ancrée dans le concret le plus immédiat. Peintres, photographes, graveurs, sculpteurs, installateurs s’y sont sentis à l’aise. La complémentarité a donné libre cours à l’humour, la poésie, l’étrangeté, la réflexion, la dénonciation.

Des œuvres en témoignent. L’artiste perplexe devant le thème pouvait regarder, autour de lui, les objets de notre vie quotidienne : la corde et la pince à linge, la cigarette et la fumée ne vont pas l’une sans l’autre ; le bouchon et le tire-bouchon (ou la bouteille) sont faits l’un pour l’autre. Bas et porte-jarretelles, toile et chevalet, relique et reliquaire, conducteur et voiture, main et outil, nudité et tissu, caillou et ricochet, l’objet et son reflet, le contenant et le contenu, s’appellent les uns les autres… L’humour préside souvent, sans exclure des visions plus noires, où la complémentarité, au lieu de remédier à un manque, s’exerce pour le pire : les détritus s’accumulent en dépotoir toxique, les instruments de la violence réelle prolongent les mensonges que diffusent les téléviseurs, les bateaux qui peuvent noyer et les grilles qui enferment scellent le destin tragique des migrants comme l’échafaud celui de Marie-Antoinette. Un petit saut dans le temps et dans le cosmos, et voici des particules qui s’attirent et s’agglutinent pour créer l’univers.

Du côté du vivant, les artistes n’ont pas manqué d’illustrer la complémentarité des sexes (dans tous les sens !), le couple, l’amour (pour la raison péremptoire que "complément" comprend "aimant"), sans oublier l’énigmatique et pourtant lumineux objet du désir. Autres images de complétude : un petit être vient remplir le ventre féminin, une grenouille pond, des œufs reposent douillettement. L’animal et l’humain s’interpénètrent. La personne humaine est à elle seule un composé mystérieux et complexe où même les traces que nous laissons de notre vécu font partie du portrait. Des éléments picturaux accumulés, des matériaux hétérogènes et multiples, volontiers insolites, donnent naissance à des peuples fantastiques de figures humanoïdes. À la fois uniques et interchangeables, ces robots, marionnettes, idoles, fétiches, ont une présence troublante.

Les activités de l’esprit peuvent aussi relever de la complémentarité. Dans l’opération de lecture, qui est un échange, le liseur comble les vides du texte avec son histoire et sa personnalité, insufflant au livre sa véritable vie. Plus souvent évoquée, la création artistique : l’artiste fait couple avec son instrument, violon d’Ingres ou pinceau ; une relation plus complexe s’esquisse, va-et-vient entre la réalité-objet, la pensée qui médite sur son mystère, et la brosse qui laisse son empreinte. Les couleurs figurent ici de plein droit : "complémentaires" au sens technique, les rouges et verts, jaunes et violets s’exaltent les uns les autres. Les artistes se plaisent aussi à montrer le mariage fécond du rouge avec le noir, du bleu avec le jaune, de la couleur avec le noir et blanc. Un accident créateur peut contribuer au processus.

Un intérêt particulier s’est porté sur des couples indissociables qui font notre quotidien de chaque seconde, et dont les partenaires existent uniquement l’un par l’autre : la lumière et l’ombre, le vide et le plein. Les artistes ont choisi des objets à jours et à claire-voie, grilles, grillages, chaînes légères, objets transparents, cristallins, fissurés, troués : tous objets qui projettent des ombres et laissent passer la lumière. Ces jeux qui opposent, superposent, enchevêtrent avec bonheur et fascination, la lumière et l’ombre, le blanc et le noir, le plein et le vide, ont une résonance un peu métaphysique. Dans les œuvres en question, l’ombre n’est pas l’envers négatif de la lumière, mais une réalité de l’existence qui s’impose avec force, comme, de son côté, le vide n’y figure pas le rien ou le néant, mais fait partie de l’objet ou de l’être, au même titre que le plein. La serrure et la clé qui s’emboîtent, loin d’une métaphore sexuelle, ouvrent une porte qui est passage mystique vers un ailleurs spirituel.

Le thème atteint son extension suprême dans les œuvres où le principe d’agrégation et de complémentarité embrasse virtuellement l’existence entière, de la naissance à la mort. Entre équilibre et déséquilibre, la vie apparaît alors comme une profusion, parfois tumultueuse mais finalement cohérente, d’objets qui se font signe et se répondent.

Élisabeth ARAGON

  • Le prix de la SAM 2016 a été attribué à Sandrine DESPIERRES pour son installation.
  • L'achat par les Beaux-Arts a été attribué à Pierre BOILLON pour sa photographie.'.

Sandrine Despierres

Pierre Boillon