De la rue, on approche tout de suite le « monde de Pédro » : au portail, des sculptures de couleurs vives ; le long de l’entrée extérieure, tout un foisonnement d'êtres et de choses d'une diversité et d'une invention étonnantes. On parcourt ensuite un jardin tout en long avec ce qui semble une exposition en plein air de créations inattendues, insolites. Et on arrive devant l'espace du travail, « la cabane », « l'île-atelier ». L'entretien se déroule en grande partie dans la cabane, accompagné de nombreux bruits de manipulation. Puis la promenade reprend. Cet après- midi d'automne, un sol ensoleillé de feuilles jaunes offre de belles accordailles aux œuvres qui se tiennent là. Notre rencontre se termine dans la maison, où se rassemble tout un univers de tableaux, sculptures, machines en panne, remontées ou à démonter, objets transformés, photos ...
Pédro nous dit : « Faire quelque chose, ça m'habite tout le temps, tout le temps ». Faire, oui, c'est-à-dire métamorphoser en permanence ce qu'il ne cesse de rencontrer et de découvrir dans ses déambulations et divagations. Ses pas perdus, pourrait-on dire. Des pas gagnés pour l'imagination.
Pédro Voilà l’atelier. C’est une grande première, maintenant il y a du chauffage. Il faisait 5 ou 6° l’hiver, c’était vraiment trop froid. Ce sont les anciennes toilettes des fonds de jardin, puis l’ancienne cabane à outils. Je vais bientôt l’agrandir, je vais passer de 10 m² à 20. Pour moi qui ai l’habitude de travailler avec des pièces métalliques un peu partout, c’est nécessaire mais ça sera vite plein.
Jean-Jacques Tu les récupères où, ces pièces ?
Pédro Dans la rue essentiellement, chez les copains et connaissances qui me filent tout un tas de choses. Je travaille avec des chignoles en ce moment, ces chignoles c’est les brocantes ou les puces, les amis qui m’en apportent depuis quelques années. Tout ce qui est vilebrequins, chignoles et roulements à bille, je récupère et je stocke là-dessus. Les trépieds qu’on peut voir là, c’est pour Duo(s), une expo organisée avec l’association Estampura à laquelle je participe avec Charles Giulioli. Les trépieds sont à base de matériaux neufs et après j’adapte les chignoles dessus. Charles travaille sur du mouvement. Il fait une œuvre à partir d’estampes numériques et je suis très content de me retrouver avec lui parce que, depuis quelque temps, mes sculptures ont toutes des manivelles et on peut les faire tourner. Mon grand plaisir c’est de fabriquer des sculptures sans rien acheter, ou le moins possible. Au début j’ai toujours bricolé des objets, depuis que j’ai pu avoir des outils dans les mains. J’en ai démonté et remonté pas mal, ça m’a toujours plu. La sculpture à proprement parler, c’est parti d’une pompe à essence que j’avais récupérée, parce qu’effectivement j’ai toujours récupéré des objets dans les poubelles, dans les rues. J’habitais Toulouse et après je suis parti vivre à la campagne, dans le Lauragais, j’étais dans une vieille ferme, c’était le paradis de la ferraille. Et là j’ai commencé à faire des sculptures. Il y en a une qui est là, on la voit, c’en est une grande, une série qui s’appelait Les marcheurs. Je travaillais souvent à partir de pièces de récupération. J’ai eu la chance d’avoir dans cette ferme un atelier qui faisait 100 m². J’avais toute la ferraille étalée au sol et je construisais essentiellement des personnages. Voilà, comment j’ai commencé il y a une vingtaine d’année.
Jean-Jacques Qu’est-ce que tu en faisais, de ces bonshommes ?
Pédro Les premiers, c’était pour décorer la maison, le jardin. Pour des fêtes où les copains venaient. Et il y a une personne qui a commencé à vouloir m’en acheter. Mais je ne savais pas quoi faire parce que ça n’était pas fait pour ça, pour les commercialiser. C’était juste du plaisir. Du coup, j’ai finalement accepté de vendre. Des amis m’ont fait rencontrer un prof de soudure (Guy Thuleau, qui est aussi sculpteur) qui m’a aidé à souder un peu mieux que ce que je faisais. Il m’a fait connaître le peintre Philippe Vercellotti, qui m’a fait connaître la galerie Palladion, les Méridionaux, et ainsi de suite.
Jean-Jacques Au départ il n’y avait donc pas d’intention artistique ?
Pédro Non, il y avait le plaisir de concevoir des choses, mais il y avait quand même la notion que ça s’approchait de la sculpture. Quand des gens venaient chez moi, ils disaient « tu fais de la sculpture ». Bon, eh bien, si ça s’appelle comme ça, je fais de la sculpture. C’est un domaine qui m’a toujours attiré et, même si je m’y suis mis tard, j’allais dans les expos, dans les musées. Mais je ne me suis pas dit : tiens, je vais faire de la sculpture un beau jour. C’est venu parce qu’il y avait des pièces marrantes, que j’ai pu faire un petit personnage …
Jean-Jacques Il n’y avait pas de liens entre la BD et les représentations que tu faisais ? Tu t’intéressais à la BD ?
Pédro Oui, j’étais un grand lecteur de BD. Tout ce qui était images, textes, ça me plaisait beaucoup. Il y avait tout ce que le magazine (A suivre) a pu produire, par exemple Pratt, Comès, Tardi … Tout ça me plaisait, je crois que je n’ai pas retrouvé un magazine qui me correspondait autant. Cette BD en noir et blanc, avec des dessins somptueux, ça changeait des Spirou, des Tintin …
Jean-Jacques Des personnages comme ceux qu’on voit ici pourraient s’inscrire dans une BD.
Pédro Un dessinateur pourrait très bien les transposer et les animer. De toute façon je fais aussi du travail autour de l’impression, on le verra tout à l’heure. C’est un travail que tu connais moins. Je faisais partie d’un collectif qui éditait une revue qui s’appelait sanG d’Encre, puis ensuite AaOo, avec textes et images. Quand je pars en voyage, j’emporte une petite sculpture, je fais des photos et je réalise des petits carnets de voyage. Ils sont tirés à 100 exemplaires. C’est un travail que je n’ai pas trop montré, qui a été édité par sanG d’Encre, qui me plaît autant et qui mélange textes, photos, compositions. Avec l’impression numérique maintenant on réalise facilement ces petites choses. Ça me servait au début à faire comme des cartes postales pour les copains. J’envoie un petit résumé de ces voyages avec le petit personnage qui se balade, qui ne montre pas forcément un pays, c’est davantage des ressentis. C’est une autre facette de mon travail, ça pourrait très bien constituer une BD, un livre.
Et puis je fonctionne aussi par filons, c’est-à-dire en fonction de ce que je trouve. J’ai travaillé longtemps avec ces rondins de fer tout tordus …
Jean-Jacques … qu’est-ce que c’est ?...
Pédro Chez les marchands de matériaux qui reçoivent les fers à béton, ce sont les ligatures qui permettent aux grues de les soulever. C’est leur « ficelle ». Quand je travaillais pas loin d’une entreprise familiale qui vendait des matériaux de construction, ils les avaient dans une petite caisse d’1 m³. Comme j’y allais souvent - je passais devant chez eux - à la fin ils m’autorisaient à me servir dans la caisse. Et j’ai fait énormément de sculptures. J’ai commencé à exposer des œuvres en 1998-99, et ces productions ont dû arriver au début des années 2000. C’était très léger, ça faisait moins peur aux gens dans les expos pour les acheter, et c’est facilement transportable ! J’ai beaucoup travaillé avec ces tiges tordues, ça me plaisait beaucoup, cette légèreté et cette finesse, et puis la source s’est tarie parce que l’entreprise familiale a été rachetée par un gros groupe de matériaux, « Pantoufle » pour ne pas le nommer, et « Pantoufle » m’a dit « non, c’est fini, vous ne venez plus fouiller dans mes poubelles, on va mettre des containers aux normes », et les normes : ça fait chier, ça bouffe la créativité. Ce que je peux faire, c’est toujours acheter des tiges et les tordre moi-même, mais il y avait une certaine poésie dans ces morceaux-là due au hasard, que je ne retrouverai pas. J’ai fait une série qui s’appelait Rappel au désordre. C’est un grand plaisir à travailler, je les ai colorisés, il y en a un qui est accroché là. Ça se rapprochait vraiment du dessin, c’est du dessin dans l’espace, et presque de la sculpture 2D qu’on peut accrocher au mur comme un tableau.
Marc Toutes ces choses qu’on voit ici, tu les recueilles, tu les rassembles, elles sont en attente d’être éventuellement utilisées ? En en regardant de temps à autre quelques-unes, ça te donne des idées pour travailler ?
Pédro Ce que j’aime c’est travailler à partir de ce que j’ai, et si j’ai une impasse je ne me dis pas « je vais aller me faire faire cette pièce-là ». Par exemple, là, cette tôle avec les deux hublots, c’est un bout d’avion, un bout d’Airbus, ça ne paraît pas, c’est une amie qui me l’a apporté. J’ai plein de séries qui sont sans fin tant que je trouve des choses pour les alimenter…
Jean-Jacques … c’est une gestation permanente …
Pédro … oui … il y a ici une rare sculpture qui ne soit pas un personnage, j’avais appelé ça Examen primaire. Il y a du plastique aussi. En ce moment c’est sur le mouvement, sur les manivelles. Donc quand je prépare des choses pour des expos, j’essaie d’inclure une manivelle. Luc Soriano, le rédacteur en chef de sanG d’Encre disait que quand on organise une manifestation artistique il faut veiller à ce que le public puisse entrer dans l’œuvre, qu’il puisse y avoir une interaction entre lui et l’œuvre. Je trouvais ça extraordinaire quand je voyais les gens souriants, contents de pouvoir toucher, de pouvoir se prendre en photo dans une œuvre. Les enfants adorent ça, ils peuvent toucher, ils peuvent les animer. Ce trépied va bientôt être fini, il a trois éléments sur chaque pied. J’ai fait les trépieds, chacun va être décoré d’une manière différente. À un moment, je mettais des robinets partout et je recommence à le faire. Autre trouvaille ici : ces carrés. Ce sont des exercices d’élèves dans des CAP d’ajusteur ou de mécanique de précision. Ça peut se défaire. Ils scient, ils liment et une pièce peut rentrer dans l’autre.
Toutes ces pièces métalliques, c’était des contrepoids qui servaient à l’ouverture de la porte du garage de la maison d’une amie. Elle les a trouvés quand elle a acheté sa maison mais n’en avait pas besoin, du coup, elle me les a donnés. J’en ai fait des personnages, il y en a dehors. Quand je n’aurai plus de matière, cette série va s’arrêter, je ne pourrai pas en faire plus, je ne sais pas où aller en chercher, des formes identiques. Surtout que maintenant les déchets sont valorisés, il faut trouver d’autres moyens de se procurer des pièces que dans les poubelles. Mais comme je ne travaille pas tous les jours, que je ne vis pas de mes sculptures, j’ai une production relativement restreinte. Et puis je me dis que si je n’ai plus la ferraille je trouverai autre chose. J’ai déjà trouvé le plastique, ce n’est pas le problème, le matériau. Si je n’ai plus de chignoles, ce n’est pas grave, je ferai autre chose. C’est vraiment en fonction de la découverte, le hasard ou un mot que tu aimes bien : la sérendipité…que mon travail avance.
Jean-Jacques Tous les objets que tu nous montres font partie d’une certaine période. Par exemple la chignole, ça n’existe plus. Maintenant on a des outils électriques ou électroniques. Mais ces outils engendrent aussi des déchets. Un jour ou l’autre tu vas trouver autant de déchets électriques, électroniques, informatiques, que tu pourras utiliser.
Pédro Je n’avais pas envie d’utiliser les perceuses par exemple, parce qu’il faut des fils électriques, c’est compliqué dans les expos, il y a toujours les problèmes de fils, de passe-câble, et ça peut tomber en panne. Une chignole ça ne tombe pas en panne, c’est tellement simple comme mécanique. Et puis c’est vraiment une transmission via la main, que le public peut faire bouger. J’ai ici une vieille pièce de moteur, il suffit que j’y mette une manivelle et ça tournera aussi.
Jean-Jacques Tu vas peut-être trouver des objets que tu seras obligé de démonter.
Pédro J’ai acheté dans un troc, un vieux compresseur en panne, il y a plein de poulies, de mécanismes poétiques, de jolies ferrailles.
Jean-Jacques Je ne pensais pas qu’il y avait autant de formes de chignoles !
Pédro Attends, regarde …
Jean-Jacques … celle-là est très belle ! C’est presque un ready-made …
Pédro … oui … mais je ne suis pas trop pour les ready-made. Trop facile !
Marc Tu disais que peu importe le matériau. Je vois qu’il y a aussi un peu de bois dans l’atelier. Mais ça t’intéresse moins que la ferraille, par exemple ?
Pédro J’ai fait deux ou trois sculptures en bois, mais parce que j’ai trouvé des formes qui me plaisaient. Le bois est trop long à travailler. Si je soude de travers, je peux refaire, c’est un autre travail. Le rapport au fer et à la rouille me plaît davantage. Ou alors du bois flotté, des lianes, ça m’intéresserait.
Jean-Jacques Ce sont des objets sur lesquels le temps est passé.
Pédro Le temps est passé, les gens les ont jetés, et moi je les trouve. Je leur donne une seconde vie qui n’est pas en lien direct avec la première utilisation.
Jean-Jacques Donc c’est un détournement …
Pédro Ah ! tu reviens à Duchamp ! Oui je trouve qu’il a ouvert des portes. Il a fait des choses extraordinaires si on le replace dans le contexte du début du XXème siècle. Présenter un urinoir à l’envers, dans l’histoire de l’art je lui reconnais toute son importance. Mais que des gens, cent ans après, se réclament de lui et refassent la même chose, je n’y trouve pas d’intérêt.
Jean-Jacques Avant tout Duchamp était un provocateur. Dans tes objets aussi il y a une forme de provocation.
Pédro C’est gentil comme provocation ! Certaines productions sont plus politiques que ça.
Jean-Jacques Celui qui utilisait une chignole et qui la voit transformée comme ça …
Pédro En tout cas tous les gens que je côtoie ont la chignole du grand-père à la maison, ils ne veulent pas la donner. Cet outil a une valeur émotionnelle, j’ai rarement vu ça dans les autres objets…
Jean-Jacques Moi ce n’est pas la chignole, c’est le hachoir de ma grand-mère, avec une manivelle.
Pédro J’en ai utilisé aussi.
Jean-Jacques Alors, quand tu travailles pour les Méridionaux, à chaque fois c’est sur un thème. Comment ça se passe ?
Pédro C’est super pour moi. Ça m’a fait toujours trouver des idées qui m’ont amené sur autre chose. Le thème me force à aller dans une direction à laquelle je n’aurais jamais pensé. J’ai trouvé des séries grâce au thème. Et les expos des Méridionaux m’ont amené d’autres expos ailleurs. Il y a un tel réseau autour … Le premier avantage c’est ça : aller chercher ce que je vais pouvoir faire. Ça trottine dans la tête en permanence. Pour le prochain thème, « La vie en rose », je n’ai pas trouvé encore, mais je vais peut-être utiliser un matériau comme le plastique. Pour « Complément d’objet » j’avais trouvé plein d’objets en plastique pour faire des sculptures. C’est la première fois que j’utilise ce matériau, ça m’a bien plu. Du coup j’ai aussi des réserves de plastique.
Jean-Jacques Ce n’est pas les mêmes outils de travail pour le plastique.
Pédro Non, une visseuse et des colliers Serflex, c’est tout. Je fais des petits trous et j’assemble avec des colliers Serflex. C’est encore plus soft, il n’y a pas besoin de grand-chose. J’ai juste besoin d’avoir visuellement des quantités devant moi pour les assembler.
Aux Méridionaux il y a eu le thème de « La route ». J’avais créé une araignée qui faisait 1,5 m de haut, avec un bidon et des pattes, c’était des tuyaux de pompe à essence. J’ai fait cette araignée-là, ensuite quelqu’un l’a vue et m’a proposé une expo en me disant « ça serait bien de continuer sur ce thème-là ». Alors j’ai fait des araignées avec des casques militaires et des petites araignées avec des petites voitures. Et j’ai fait tout un travail qui s’appelle La Spider Oil Company qui montre la géopolitique du pétrole. Ça plaît beaucoup aux enfants, ils voient les petites voitures transformées en araignées, et l’adulte voit tout le système mondial du pétrole, avec l’armée, ce qu’on en fait, les flots de voitures … Et toute cette série, ça découle d’un des thèmes des Méridionaux. C’est une expo qui a évolué, sur laquelle je retravaille. Quelquefois, dans des vide-greniers, j’achète des stocks de petites voitures.
Jean-Jacques Tu as eu l’occasion de solliciter des galeries pour des expositions ?
Pédro J’expose de temps en temps dans la galerie Palladion à Toulouse. Après, j’ai exposé souvent entre Bordeaux et Montpellier, le long du canal du Midi. Parce qu’il faut combiner ça avec le temps qu’on a, et organiser une expo, se déplacer, l’installer … Je vends peu, une ou deux pièces à chaque fois. Je me réserve aussi du temps pour être tous les week-ends dans l’atelier. Je suis bien dans cet atelier, au bout du jardin, j’ai un peu l’impression d’être dans mon île. C’est vraiment mon lieu préféré, je préfère mon atelier à une salle d’expo. Les ateliers sont des lieux magiques. C’est une chance de voir des ateliers de peintres, par exemple à Aix-en-Provence l’atelier de Cézanne, on le voit tel qu’il était …, celui de Brancusi à Beaubourg. J’aime bien être dans le mien et j’aime bien être dans ceux des autres. Vous avez une sacrée chance de voir tous ces ateliers !
Jean-Jacques C’est là où se passe véritablement la création, où les choses prennent forme.
Pédro Je n’ai jamais l’atelier rangé, je n’y arrive pas. J’en ai vu qui sont au carré, il n’y a pas une goutte de peinture au sol, ou même chez des sculpteurs, ils ont dû passer l’aspirateur. Ce n’est pas mon cas. Dans le désordre, j’aime bien retrouver des choses…
Jean-Jacques … tu remets un ordre dans le désordre …
Pédro … oui il y a un ordre, c’est rangé par caisses, par provenances, mais après ça se mélange. Quand j’ai commencé, je n’avais pas trop de ferrailles, je savais d’où provenaient les pièces. Je regrette une chose, celle de ne pas avoir fait de journal d’atelier : aujourd’hui j’ai fait ceci, j’ai pensé à ça, je l’ai appelé comme ça parce que … Alors les titres, je me souviens à peu près pourquoi j’ai donné tel titre. Parce que pour moi le titre a autant d’importance que l’œuvre, ce n’est pas anodin. Il amène autre chose, il y a des références. La première sculpture que j’ai faite s’appelait « Le petit salopard », c’est le nom d’un chien dans un film que j’avais vu une semaine avant. Le titre est aussi un processus de création, d’imagination. J’avais fait une série qui s’appelait « Rappel au désordre », avec les petits personnages dont on a parlé. Chaque titre - il y en avait une trentaine - c’était « art. 1 », ça jouait sur les mots art et article, et c’était « il est permis … » ou « il est interdit … » au choix des gens. Avec des jeux de mots genre « déménager sa bouture » au lieu de ménager sa monture, « pisser en dehors des clous », etc. Là les titres étaient préparés à l’avance, ils n’avaient pas forcément un lien avec un personnage. Les jeux de mots me plaisent beaucoup et je suis très sensible dans une expo aux titres des œuvres. Ceux de Dubuffet, de Miró sont extraordinaires.
Jean-Jacques Là tu fais référence à des peintres, tu as d’autres références artistiques ?
Pédro Le premier qu’on peut voir sur le mouvement c’est Tinguely. Quand je l’ai découvert, je ne savais pas que des choses comme ça pouvaient exister. Des machines tournaient, qui ne servaient soi-disant à rien, avec des noms très improbables. Je l’ai découvert à Beaubourg. J’avais des parents qui n’étaient pas sensibles à cet univers-là. Un jour j’ai émis l’hypothèse d’aller aux Beaux-Arts, on m’a dit « ce n’est pas un vrai métier, tu dois faire quelque chose de plus sérieux ». Du coup j’ai fréquenté les musées et les galeries assez tard, à 20 ans, c’était déjà tard. On a parlé d’(À suivre), il y a aussi un magazine qui a énormément compté pour moi c’était Actuel. Il y avait dedans la figuration libre, les premiers graffs, les peintures de Di Rosa, les graffs de Speedy Graphito, Keith Harring. J’ai découvert ça quand j’étais ado, c’est des claques que je me prenais. Tout ça m’a nourri pendant longtemps. Quand j’ai commencé à être indépendant, chaque fois que j’allais à Paris, j’allais à Beaubourg.
Il y avait de sacrés articles dans Actuel. On était plusieurs copains au lycée à le lire. On a découvert Basquiat, et tous les gens de la scène américaine du graff. Mes références peuvent commencer avec Actuel, après j’ai découvert Dubuffet et tout ce qui est autour de l’art brut, ça me plaît énormément ce monde-là. Des gens qui créent sans aucune notion de ce que peut être l’art …
Jean-Jacques C’est un peu ton parcours, non ?
Pédro C’est peut-être mon parcours, sauf que je ne fais pas ça en me disant je ne le montre à personne. J’ai quand même intégré petit à petit l’histoire de l’art, une culture, par ce que les gens m’ont dit aussi. Et par le fait d’être accueilli dans des galeries, des expos. C’est un chemin un peu différent. En tout cas, oui, je n’ai pas eu d’apprentissages, je ne suis pas allé aux Beaux-Arts, à grand regret parce que je pense que je me serais bien amusé et que j’aurais beaucoup appris dans ce genre d’école. Mais ce que font les artistes « bruts » – et aussi Tinguely, Niki de Saint-Phalle, les Nouveaux Réalistes – ça me porte régulièrement. En Italie, il y a le Jardin des Tarots de Niki de Saint-Phalle, elle a construit un gigantesque et extraordinaire parc de sculptures qui font 15, 20 m de haut, tout en mosaïques. Je suis allé voir aussi Le Cyclop de Tinguely à Milly-la-Forêt. Et le Palais Idéal du Facteur Cheval. Voilà, j’emmagasine et puis ça ressort d’une certaine manière. Et il y a encore le travail en commun, les rencontres, les expos, les revues, la littérature, le cinéma, ça amène de l’eau au moulin … à la manivelle !
Pédro propose qu’on continue maintenant la visite vers la maison. On quitte l’atelier, on traverse le jardin. Commentaires sur diverses œuvres, projet d’aménagement et d’extension de l’atelier.
Pédro Comme je n’ai pas un grand endroit de stockage abrité, les œuvres vivent dehors. Je me permets aussi d’en redécouper parfois plusieurs pour en faire d’autres. Il y en a de toutes les époques, de toutes les séries. Le jardin est habité, c’est joyeux.
L’arbre « Le temps des cerises » aux Méridionaux
A la maison des Associations, on a de la place, de belles hauteurs de plafond, alors j’ai envisagé de fabriquer un arbre métallique intitulé Le cerisier en pleur. J’habitais encore à la campagne et j’ai commencé le tronc avec un pied droit de maçon et le socle avec une roue de pompe à eau, pour lester le tout. Les branches sont faites avec les rondins cités plus haut. Les feuilles sont des lames de faucheuses, j’avais trouvé un stock chez mes parents. Pour les cerises, j’avais pendu des petits squelettes en jouet. Ce qui est marrant, c’est qu’en jouant au Scrabble, j’avais trouvé dans un dico le mot Hart, qui signifie : la corde du pendu. Voilà un bel exemple de sérendipité et comment cette œuvre s’inscrit du coup dans l’histoire de l’hArt...
On se dirige vers la terrasse en hauteur, attenante à la maison. En bas de l’escalier menant à la terrasse, on rencontre des œuvres correspondant à la série des « Rappel au désordre » ; des pièces constituées de matériaux de récupération (que Pédro manipule pour nous) ; le « Pas si lent » ; « La folle allure » ; des bouées de secours et autres objets insolites ; une borne routière (« j’en ferai quelque chose un jour ») ; des petits bonshommes pour carnets de voyages.
Pédro Vous voyez, il y en a partout et j’aurais des tas d’histoire à raconter pour chaque objet ou création. Maintenant, je fais des fiches WikiPédro pour expliquer comment j’ai conçu ce que je présente. Dans ces textes, il y a une grande part de faux et autant de vérité. Je me régale à les écrire mais je vois que le public n’est pas forcément grand lecteur.
Nous arrivons sur la terrasse.
Nous voyons les « Oiseaux » ; « Le droit à la fenêtre ».
Pédro Ici, on retrouve des sculptures que j’ai offertes à ma compagne pour un de ses anniversaires. A l’époque, elle habitait dans un appartement et j’avais installé six sculptures sur les balcons de ses fenêtres. On ne voyait que ça depuis la rue, les voisins étaient tout contents, disaient que ça égayait l’immeuble. Ça me fait penser à l’idée développée par l’artiste et architecte autrichien Friedensreich Hundertwasser : Le droit à la fenêtre. Pour lui, tout habitant, locataire ou propriétaire, devrait avoir le droit de décorer, peindre, sculpter ses fenêtres aussi loin que peut aller son bras. Et de là, on peut aussi se référer à La Demeure du Chaos, près de Lyon. L’auteur vient de gagner une bataille juridique contre les élus du coin. Il est dit que dorénavant, en France, la création artistique est libre et que des élus ne peuvent pas empêcher la création autour d’une maison, par exemple, même si cela ne correspond pas à leur code couleur. Du coup, j’ai encore plus envie de sculpter autour de la maison et pas seulement le portail…
On trouve encore un projet de pièces sur un échiquier ; une forme comme un embauchoir en plastique jaune, provenant de l’usine de chaussures Lima aux Minimes.
Pédro Les locaux étaient en face de la maison de copains et avant leur destruction, on est allé faire un tour. Il y avait eu beaucoup de passage, de fouineurs, de récupérateurs en tout genre mais il y avait encore de beaux restes. On a récupéré plein de trucs, et on en a mis d’autres, que d’autres ont sûrement pris. C’est sans fin le cycle des récupérateurs. Les usines dans les villes, elles ont disparu. C’est dommage que cette architecture ne soit plus là, comme mémoire. En Allemagne, ils gardent les anciens bâtiments et les réhabilitent. Ça fait un joli mélange. Ici, à Toulouse, tout se ressemble maintenant. Cette ville s’est beaucoup enlaidie.
Là, c’est une aile de traction avant, utilisée pour une expo sur le tango. Encore une expo de groupe, encre un thème à respecter. La forme est très belle, tout en courbe, en rond, en creux. Je pense qu’avec toutes les pièces d’une vieille voiture, on pourrait créer de chouettes choses. Ça me plairait bien. Avoir une voiture ancienne en entier à ma disposition, la désosser complètement jusqu’à la dernière rondelle et puis faire une expo à partir de tout ce qui aurait pu être crée avec …
Ici, vous voyez, il y a un panneau d’interdiction de course en chariot [qu’on pourrait prendre pour la stylisation géométrique d’une tête]. Je l’ai acheté à Amsterdam. Il est en tôle émaillé et pas en plastique tout pourri comme on les fait maintenant. J’imagine les mecs faire des courses de chariot et les chefs s’arracher les cheveux et du coup commander à quelqu’un ce panneau. Il y en avait plein de différents mais tous avaient plus ou moins un sens. Celui-là est plus poétique que les autres. Eh oui, vous avez raison, « je vois des têtes partout. »
Pédro nous propose « de rentrer au chaud ». Dans la maison, on est de nouveau en présence d'un grand nombre d’objets et de tableaux. Pédro commente une radiographie.
Pédro Les Pédrographies, c’est une belle histoire. J’avais un ami qui était manipulateur radio dans un hôpital. Le soir, quand il n’y avait personne, j’allais le voir avec des objets et il me radiographiait la tête avec ce que j’avais amené scotché dessus. Du coup, ça donnait de belles images un peu surréalistes, comme cette ampoule dans mon crâne. Je n’en ai pas trop fait à cause des rayons. On avait aussi radiographié des instruments de musique en cuivre, c’était magnifique. Et ensuite, on a dû arrêter car les radios étaient numériques et il n’y avait plus la possibilité de faire ça en douce. Pour une expo qui s’appelait Colombetto (personnage imaginaire qui faisait des œuvres où on voyait des carrés, des clés, des quarante et du noir) j’avais poussé l’idée jusqu’à envoyer une feuille de remboursement à la sécu, qui m’a répondu qu’ils n’avaient pas d’assuré au nom de Colombetto …
Nous continuons notre visite et nos rencontres.
Un compresseur trouvé dans une brocante que Pédro démontera pour en faire autre chose :
Pédro Là, il y a des manivelles, des moteurs. Je vais le démonter complètement. Je prends beaucoup de plaisir à démonter. Il y avait un panneau « en panne » dessus. Acheter quelque chose qui ne marche pas, j’aime bien le principe. Ensuite c’est rouge, c’est une couleur qui me plaît beaucoup, il y a du mouvement déjà là-dedans. Oui le rouge est ma couleur préférée, et j’aime toutes les couleurs vives, le vert aussi. Quand je peins mes sculptures je prends des pots de couleur brute, rouge, jaune, bleu, vert, du pur, du rouge pompier. Mais maintenant, je les bombe en noir. Un noir appelé Black Carbon. J’aime beaucoup ce nom et la couleur que ça rend. Une espèce de mat un peu brillant sans être satiné.
Louis XVI et Marie Antoinette sont les rares pièces en bois.
Pédro Le bois n’est pas pour moi un matériau privilégié, mais j'admire le travail de Giuseppe Penone et d’autres dont j’ai oublié le nom. Je crois que je n’ai pas la patience de ce matériau. On a là encore deux têtes, et comme les socles sont des lames de scie circulaire, ça m’a fait penser à ce fameux couple décapité pendant la révolution.
La suite de Spider Oil Company
Pédro L’exposition, ou plutôt cette installation, a été présentée à la Maison des Associations à Toulouse, avec un collectif très chouette qui s’appelait l’Impossible Manufacture, au Palladion et aussi dans une église, pour la manifestation qui s’appelle Artistes à Suivre. C’est dans la haute vallée de l’Aude et je suis tout content d’y participer à nouveau cette année au printemps 2020. :
Cette Spider Oil Company, c’est vraiment un projet que j’aime continuer et décliner de toute sorte. J’ai parlé des araignées sculptées, mais il y a un travail photographique important. Par exemple, j’allais les exposer dans une église. Les images dites du chemin de croix sont appelées : les stations. Du coup, on a pris en photo la grosse araignée dans plein de stations-service un dimanche, parce qu’elles étaient fermées ou en mode automatique. On a fait plein de photos, que j’ai exposées sur les murs de l’église. Des stations remplaçaient les stations. Parfois, je compare le culte des voitures à une religion. Et je peux vous dire que je n’aime ni les bagnoles, ni les religions, alors mélanger tout ça dans une église, c’était super. J’avais du coup créé aussi une monnaie fictive : les pétrodollards comme des pétrodollars mais tout bidons. J’en avais fait imprimer et je les avais installés dans le bénitier. Les visiteurs étaient invités à en prendre un. Du coup, ils trempaient les mains dans du « liquide ». La statue de la liberté vient des poubelles aussi. Elle avait le bras cassé. Un peu de colle, de la peinture, des accessoires comme des cornes de diable et elle avait toute sa place dans l’expo, dans l’église. C’est un de mes plus beaux souvenirs artistiques, cette installation. On a eu pas loin de mille visiteurs en quatre jours. Les gens revenaient la voir avec d’autres personnes. Ils n’avaient jamais vu ça dans une église.
Nous entrons maintenant dans le bureau de Pédro (« là je bosse plus sur l’informatique, c’est ce que j’appelle « l’atelier de papier ».)
Marc : tu utilises l’informatique dans ton travail actuellement ?
Pédro Oui, pour les carnets de voyage par exemple. Les maquettes sont faites avec l’informatique, les photos que je prends je les retraite à l’ordi mais juste un peu. Ça fait deux ans que je fais aussi toute l’infographie des Artistes Méridionaux, la maquette du catalogue. J’aime bien l’objet livre et donc d’avoir à faire des livres. Avec sanG d’Encre on avait créé une maison d’édition et on a édité des livres sur Philippe Vercellotti, donc j’avais travaillé des maquettes avec lui. Je suis moins doué pour faire des sites internet. J’ai un petit site que j’arrive à alimenter, qui est simple et basique et où on peut voir des photos de tout ce que je vous raconte. Aussi sur Instagram depuis peu (#pedrodeffarges)
Pédro montre les carnets de voyage.
Pédro Quand je pars en vacance ou dans un lieu spécifique, j’amène une petite sculpture. Ceux que j’appelle les petits grands voyageurs. Je la trimballe partout et tout le temps. Sur place, j’écris un petit texte, je prends des photos, et quand je reviens je fais une petite histoire et après je l’envoie aux gens que j’ai rencontrés dans les voyages, aux copains. J’en ai déjà fait une trentaine de différents, je les tire à 100 exemplaires. Les premiers étaient confectionnés en photocopies et je collais les pages une à une. C’était un énorme boulot. Maintenant, je donne le fichier à l’imprimeur et je reviens chercher le exemplaires agrafés, massicotés, prêts à être envoyés. C’est comme une carte postale, c’est un des travaux que je préfère, c’est une autre partie de mon travail, j’ai déjà fait des expos autour de ce travail. Il y a vingt ans, la sculpture voyageait dans l’avion à côté de moi et rentrait dans tous les musées. Maintenant, j’arrive encore à l’accrocher au sac à dos avant qu’il ne parte en soute et tous les musées ont des vigiles un peu trop vigilants. Bien qu'en rusant, ça marche encore pour rentrer avec n’importe où. J’aimerais bien éditer la totalité de ces carnets de voyages, il faudrait démarcher des éditeurs… mais je ne suis pas trop doué pour çà ou trop flemmard…
Donc l’ordi oui, c’est une autre partie ; le papier, le livre, l’écriture, c’est complémentaire. Je vous parlais de l’importance des titres, on les retrouve ici aussi.
Quand je suis allé présenter mon premier travail à la galerie Palladion, voilà ce que j’ai montré : ce press-book (un vieux livre avec des photos collées dessus), et Philippe Vercellotti avait été séduit parce que personne n’arrivait avec ce genre de travail… ils arrivaient tous avec des trucs propres … Donc ça c’est vraiment les premières sculptures. Voilà les titres : « Pas la petite, la grande », « Alfred Tchernobyl », « le petit salopard », « l’escargautruche ». Ça c’est la pompe qui se trouvait dans la pompe à essence. La première sculpture c’est le démontage de la pompe à essence qui a donné lieu au premier personnage qui a donné lieu à tous les autres.
On se dirige vers le salon.
Pédro présente et actionne la machine à faire des trous, appelée Le divin dialogue entre deux cosmonautes sur l’existence des trous noirs.
Pédro C’était pour une expo sur les Trous. Je pensais que si on tournait vite la manivelle, le trou de la rondelle allait disparaître. Du coup, j’aurais créé la première chignole à faire disparaître les trous. Bon, ça marche pas vraiment sauf si notre œil regarde l’épaisseur de la rondelle et le trou ne se voit plus, sauf que ce n’est plus en mouvement.
Il nous montre des photographies faites avec Colette, sa compagne, une série personnelle et amicale commencée en Finlande.
Pédro On se prend en photo deux fois par an, en été et en hiver. Le principe est de voir Colette en buste, et mes jambes à côté de sa tête. Du coup, on cherche, on imagine, on trouve. On fait appel à des copains pour faire les assistants, les photographes. Faut être souple, j’ai souvent la tête en bas. On se marre bien à faire tout çà. On rigole mais sérieusement et inversement bien sûr. Chercher des choses à faire ça m’habite tout le temps, tout le temps.
On n’a pas parlé de musique, ça occupe une place importante aussi.
Jean-Jacques Quand tu crées, est-ce que tu as besoin de musique ?
Pédro J’ai une radio, mes deux derniers achats dans l’atelier c’est le chauffage et une petite radio d’atelier. J’écoute souvent France Musique ou Radio Classique, aussi Néo une radio qui passe un peu de tout et il n’y a pas de pub donc c’est vachement bien, et puis France Inter. Il y a l’émission le dimanche « Le grand atelier », je me régale à l’écouter, je travaille et je l’écoute. Oui je travaille en musique, même à l’ordi, il est rempli de musiques. La seule chose que je ne fais plus en musique c’est la lecture parce que je m’aperçois que je n’écoute plus vraiment la musique, sinon j’en mets très souvent. J’écoute Bach, Vivaldi, Sibelius du fait de nos accointances avec la Finlande. Ce que j’écoute le plus c’est quand même de la chanson française : Brel, Barbara, Brassens, Renaud, Thiéphaine, Higelin, son fils, les Ogres, les Têtes raides.... et surtout Gérard Manset, depuis que je suis ado, nul jour sans Manset ou presque. Le matin ça commence avec la musique classique souvent, au petit déjeuner. Parfois, le week-end, je le passe avec le même chanteur sur la platine. J’aime bien la musique pop américaine mais ça me gêne de ne pas comprendre les paroles. Si j’aime beaucoup leurs mélodies, je préfère presque écouter une moins bonne mélodie avec de bonnes paroles. Après, je vais à la médiathèque aussi pas mal, et dans les bibliothèques municipales, pour emprunter des disques et faire de belles découvertes.
Jean-Jacques Es-tu allé à la médiathèque des Abattoirs ? On peut y consulter des livres d’artistes.
Pédro Non, pas encore. A propos de livres d’artistes, voilà ce qu’on a fait avec la revue sanG d’Encre, une revue de papier au début, ça c’était le n° 100. C’est un groupe qui a énormément compté pour moi parce que j’ai appris plein de choses. C’est des gens qui tiennent à la transmission. C’est une revue qui a donné sa chance à plein d’auteurs qui ont pu vivre ensuite de leur art. Après, ça s’est appelé AaOo. Il y a eu quelques numéros d’AaOo, ça s’est arrêté avec le décès du fondateur de la revue. Quand on a fait le n° 100, on a rappelé tous les auteurs et tous ont donné des travaux alors que certains étaient édités chez Gallimard ou d’autres éditeurs. Ce sont des choses que j’aime, le mélange textes/photos, et ça rejoint la BD. Il y avait Philippe Assalit, photographe. Il avait fait des autoportraits magnifiques. Il y avait Gérald Thupinier, qui était peintre, il nous avait fait don de lavis qu’on pouvait vendre pour financer la revue. J’avais participé à des radiographies. Le parrain de la revue c’était Edmond Baudoin, le dessinateur. Il y avait des gens costauds et qui avaient confiance en ce qu’on faisait.
Voilà des objets qu’on pouvait faire avec des radiographies. Ça c’est des lunettes que j’ai eu pendant longtemps. Ça fait penser aux photos de Man Ray, les photogrammes je crois, il posait directement l’objet sur le papier, c’était des solarisations. Je pense qu’il y a des crânes en photo. Il y a des photos que j’avais prises aussi, c’était un spectacle qui s’appelait « Gens de couleur(s) ». Je me suis toujours trimballé avec un appareil photo dans la poche. Maintenant avec les portables ça remplace moins bien mais ça remplace quand même. (On continue de feuilleter, Pédro continue de chercher…). Ça c’est un peu une suite de sanG d’Encre, la Revue 17, des gens qui avaient travaillé pour sanG d’Encre aussi et là j’ai réalisé des collages, j’avais travaillé sur la Méditerranée, des collages et puis des tampons, ça s’appelait « Noyage(s) », contraction de voyage et noyade. Ça c’est la carte de la Méditerranée, on voit l’Italie, la Corse, la Sardaigne. Il y avait la librairie Oh les Beaux Jours qui n’était pas loin d’Ombres blanches, spécialisée dans le théâtre, les arts du cirque, la danse. Ils ont fait cette Revue 17 et ils sont très liés avec tout ce qui est poésie sonore, poésie contemporaine, avec le théâtre du Hangar. Et puis ça se rapproche du fanzine, le papier est beau, il y a cette espèce de grain. Là ils nous avaient demandé aussi de ne pas travailler avec le numérique, tout ce qui a été produit a été fait avec les mains. Voilà ; encore une contrainte qui fait trouver des choses. Vous avez d’autres questions ? Vous voulez d’autres chocolats ?
Jean-Jacques Ta maison est tout un univers. Finalement, c’est en permanence, la création chez toi.
Pédro En tout cas c’est venu tout petit, comme ça, et maintenant je commence à dessiner certains projets ou penser à l’avance comment je vais construire en fonction de ce que j’ai un peu à droite et à gauche. Il y a une autre réflexion, ce n’est pas comme au début où j’avais toutes mes pièces devant et puis je prenais, je construisais au hasard.
Jean-Jacques Une question à laquelle je pense depuis le début : quel sens tu donnes à tout ça ?
Pédro … (longue hésitation) … Eh bien, je ne cherche pas forcément un sens… ça me plaît…
Jean-Jacques … mais ça a bien un sens, tu vis dans un monde que tu crées, et en plus tu es confronté dans ton travail à des situations assez pénibles et dures, non ?
Pédro Ça dépend comment on le prend …
Jean-Jacques … tu es confronté à des jeunes en difficulté …
Pédro … oui et non… je suis dans un atelier, éducateur technique spécialisé, éducateur spécialisé avec une boîte à outils en fait, en capacité d’animer des ateliers. Sur les trois ans de formation, on a un an de formation en pédagogie par l’AFPA et l’E.N., c’est comparable aux profs de techno. Donc j’ai le média atelier qui est entre ces jeunes et moi, et si je les intéresse suffisamment il n’y a pas de problèmes. On m’a embauché parce que j’avais la double casquette. La petite annonce à laquelle j’ai répondu c’était « cherche éducateur technique pour animer des ateliers », et ils mentionnaient jardinage, bricolage, cuisine et Art. Quand j’ai vu ça j’ai envoyé les deux CV. Ils avaient des problèmes parce que, soit ils trouvaient des éducateurs qui n’étaient pas vraiment artistes, soit des artistes qui n’étaient pas éducateurs. Ça fait maintenant douze ans que j’y suis et je pense que ça marche bien. Oui, les situations familiales sont parfois dures, les rapports avec les gamins le sont de moins en moins, je dirais, parce que maintenant j’ai aussi plus d’expérience …
Je suis passé d’un public adulte en psychiatrie shooté aux médicaments à des ados qui sont en pleine forme. Mais ça maintient en vie aussi, moi ce public-là m’a réveillé. Mais quand je fais une sculpture, je ne vais pas trouver un titre en fonction de mon travail. La seule chose que j’ai faite, quand j’ai commencé à travailler, c’est ce que j’ai appelé « les p’tits loups ». Je n’en ai plus, j’ai tout vendu ou donné. Ils avaient des masques noirs, comme des loups, ils étaient blancs avec des masques noirs. Petits loups qui faisaient référence à l’enfance. C’est le seul lien que j’ai trouvé avec mon travail, et puis c’était plutôt gentil. Je ne ramène pas le travail à la maison. Par contre avec eux, on fait des sculptures, on fait des transformations d’objets, on fait des sapins de Noël un peu délirants. Ça leur plaît. Donc les tensions s’apaisent.
Après, pour trouver le sens de ce travail artistique, il y a cette phrase de Robert Filliou que j’aime bien : « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Moi ça me parle beaucoup. Sur une plaque de tôle rouillée, j’avais écrit : l’Art, ça dérouille la vie. Ça pourrait être ma devise. Je me régale, vraiment, à passer du temps dans l’atelier à créer, quelquefois je mets trois heures pour essayer juste que la vis rentre avec ce que j’ai, et je trouve ça plus intéressant que la vie ordinaire, effectivement. J’appelle ça plutôt une vie « in-ordinaire ». C’est-à-dire que ça fait trouver des choses auxquelles on n’aurait pas pensé. Ça fait réfléchir, parce que ça phosphore quand même dans l’atelier ! Je ne sais pas si je réponds à ta question. Et puis je fais ça depuis tout le temps, je ne pose pas la question, c’est là. C’est en permanence.
Jean-Jacques Oui mais tu as bien conscience que tu recrées un monde. Regarde ta maison : l’univers dans lequel tu vis, c’est un univers que tu crées, toi.
Pédro Mais parce qu’acheter une étagère toute bête pour les livres ça ne m’intéresse pas, faire un robot-étagère ça me plaît beaucoup plus. Vous le voyez bien, ce n’est pas la consommation qu’il y a ici. On aime bien fabriquer des choses, on aime bien voir des tableaux aux murs. Je dis « on » parce qu’on est deux à vivre ici, et effectivement pour vivre dans un tel univers il faut le supporter ! Alors le sens profond, je ne peux pas le trouver. Pourquoi j’ai fait telle chose. Je sais que, par exemple, avec mes parents on passait des vacances dans la maison familiale à la campagne, j’étais bien que dans le garage à trafiquer avec des outils, je faisais des cabanes en bois, je transformais des vélos. Pour moi l’atelier c’est une cabane.
Les cabanes, c’est important, on y revient. Les gens vont dormir dedans. J’étais là-dedans, et le jardinage que me faisait faire mon père, ça m’emmerdait, et ça continue d’ailleurs. Mais depuis tout petit c’est comme ça, c’est les LEGO, construire, déconstruire, c’est le démontage des jouets, c’est les outils. Mais je ne sais pas pourquoi c’est arrivé et quel sens ça a. Je ne me suis jamais posé trop la question et je ne suis pas allé non plus sur le divan pour analyser ça… C’est venu naturellement, le sport ce n’est jamais venu, et ma matière préférée à l’école c’était les travaux manuels. J’étais enchanté d’être en cours de dessin et en travaux manuels. Je me souviens, on devait faire des maquettes, j’étais toujours celui qui amenait des maquettes en temps et en heure, et j’y passais des week-ends. Et pourquoi on aime lire ? Lire ce sont des échappatoires aussi, les livres m’ont tout le temps accompagné, Jules Verne par exemple, les machines … On peut retrouver Jules Verne dans ce que je fais. Il y a les gravures, les Hetzel, il y avait ça chez mes grands-parents. Je me souviens, j’avais essayé de faire un dessin, au bic, à la règle. C’est de la folie ces gravures, n’empêche que ç’a nourri tout mon travail, toutes les machines imaginées par Jules Verne.
Et la lecture de Gaston Lagaffe. Je me régale encore et toujours à les lire. On peut dire que Franquin a façonné mon univers. Gaston, c’est très important pour moi, c’est la base.
Voilà, je ne pense pas, je fais, mais en tout cas quand je ne fais pas je suis en manque. Et plus ça va, plus je n’ai envie de faire que ça. Je ne peux pas faire de théorie sur ma période fil de fer, ma période araignée. J’ai fait des araignées avec le thème de la route aux Méridionaux. Un jour je suis passé devant un magasin de pompes à essence. Je me suis arrêté, je suis allé voir, j’ai dit « je dois faire une exposition sur la route, est-ce que vous avez une pompe à essence et peut-être je pourrais la transformer », et le type m’a donné des tuyaux, des pistolets. Depuis, j’y suis retourné parce que j’avais une commande d’une grosse araignée et le type m’a dit « ah non, maintenant on ne donne plus. De toute façon, on ne garde plus, on ne répare plus. Il n’y a plus d’atelier ». Quand une pompe à essence est en panne, il l’envoie à Nantes, ça part de toute la France. Alors qu’avant on réparait sur place, on avait des pièces détachées. Voilà, c’est le hasard, je ne suis passé qu’une fois devant ce magasin, au moment où … Ou alors c’est que l’œil, ou le cerveau, dit : tiens, c’est en lien avec ce que tu cherches. On est sur une idée, et je n’aurais pas eu à faire une expo sur la route je ne me serais pas arrêté devant des pompes à essence.
Jean-Jacques Tu as aussi le plaisir de partager et de montrer. Et même de donner, parce que dans tes expos il y a toujours quelque chose que tu donnes.
Pédro Oui, les cartes postales notamment. Je le relie assez facilement à plusieurs époques. Quand j’étais gamin, il y avait des autocollants. Quand on revenait de l’école avec les copains, on allait dans les boutiques, ils avaient toujours des autocollants qu’on nous donnait, c’était un objet qu’on collait sur le cahier, qu’on collectionnait. Il y avait des choses qu’on ramenait à la maison, qu’on nous offrait et puis il y a eu aussi cette période de cartes postales, les cartes pub qu’on trouvait dans les cafés, les restos, les musées, il y avait de belles cartes postales qu’on pouvait prendre, c’était un don, et je pense que ça vient de là. Ça ne coûte rien à fabriquer, c’est 50 euros les 1000, quand je vois qu’elles sont vendues 4 ou 5 euros, c’est scandaleux. J’ai toujours apprécié, à des moments où je n’avais pas forcément d’argent pour visiter une expo, qu’il y ait une belle invitation. On peut repartir avec, on peut l’avoir chez soi, même l’encadrer, avoir un peu d’art, c’est en lien avec ça. Et effectivement, les cartes postales je ne les vends pas. Ça me sert de carte de visite aussi.
Jean-Jacques Question que j’aurais pu poser dès le début : Pédro, c’est ton nom ? Ce n’est pas ton nom ?
Pédro On dit que c’est le nom d’artiste, c’est ça ? Pédro, c’est un surnom que j’ai depuis le collège, depuis les premiers cours d’espagnol. Je revois maintenant le moment où un copain m’a dit « Pédro », c’était un voisin, on allait à l’école ensemble. J’allais chez lui le soir, il m’a dit « entre, Pédro, entre ». Et c’est resté, et presque tous les copains m’appellent Pédro. Il y a un moment, j’ai fait mes sculptures, on m’a dit qu’il fallait les signer quand j’ai commencé à les vendre. J’ai dit bon, je vais signer Pédro. C’est aussi une habitude amicale, puisque tout le monde m’appelait Pédro. Alors le plus dur maintenant, c’est que si tu tapes « Pédro » sur internet, tu en trouves trop, alors qu’en tapant Pierre Deffarges … Deffarges c’est la forge, c’est les forgerons. Et le nom de ma mère c’est « Feret », il y a le fer aussi. J’ai sûrement un lointain ancêtre forgeron. Mon arrière-grand-père avait une usine d’objets métalliques en Dordogne, il faisait des volets roulants, des choses à mécanisme …à manivelles.
Entretien réalisé le 20/01/2019 à Toulouse
TROUVER !
une cabane
au fond du jardin
une cabane-atelier
une île
pas entourée d’eau
une cabane-réminiscence
la maison d’enfance
le lieu préféré
où s’abriter
habiter se souvenir
imaginer transformer
une cabane où revenir à soi
une île où naviguer divaguer
mais
au dehors au hasard
tout le temps
à l’aventure dans les rues
les usines
les poubelles
les magasins
les brocantes
les vide-greniers
à deviner repérer
farfouiller glaner récupérer
mais
au dedans
dans la cabane-maison
paradis de la ferraille et des trouvailles
arche-de-noé de tout ce qui pourra servir un jour
la vieille ferme du Lauragais
tout le temps
tout le temps
amasser entasser
démantibuler remantibuler
trafiquer bricoler rafistoler
démonter remonter désosser resosser
combiner agencer assembler métamorphoser
et dans ce désordre qui instaure un ordre joyeux
retrouver souverainement
les vilebrequins
les chignoles
les roulements à bille
les manivelles
les poulies
les bouts d’avion
les morceaux de plastique
les trucs rouillés
le compresseur à dépiauter
et tous mécanismes poétiques
mais
au dehors de la cabane-athanor
de sa chaleur métamorphique
au-delà de l’île
pas entourée d’eau
il y a le jardin
la terrasse
la maison
le portail et la cour
ça s’envole partout de partout
la cabane-atelier-rucher a libéré ses abeilles
toute la foule des objets jetés perdus retrouvés transfigurés
ça s’envole comme une fête foraine silencieuse
une fête insolite turbulente malicieuse
un carnaval tendre et amusé
et l’escargautruche alors ?
Queneau Perec et leurs amis de l’Oulipo auraient aimé
ils connaissaient l’escargorki
l’escargogol
l’escargoélan
et aussi le rhinocérossignol le kiwistiti l’homarylinmonroe
offerts en cadeaux à Pédro
Marc Nayfeld