Photo de Toulouse

Jean-Claude FOURNIÉ

Fournié

A proximité de la ville, collines boisées, maisons dispersées. Lacis de minuscules routes. On arrive à une maison blanche, de plain-pied. Un bois de chênes, tout près. L’atelier est un peu à l’écart, sur le côté, maisonnette blanche à deux ouvertures, une porte. On est en décembre, il y a une grande lumière bleu pâle, douceur d’automne en hiver. Jean-Jacques et moi commençons les rencontres avec des peintres sur le lieu même de leur atelier. Ce premier entretien avec Jean-Claude Fournié doit nous permettre de vivre, en vraie grandeur, ce projet de rencontres et nous orienter dans la façon dont nous pourrons travailler.

Dans l’atelier, la palette s’étend sous les fenêtres. Un chaos de tubes ouverts écrasés, de bouchons, d’assiettes, de tasses, de soucoupes, des feuilles mortes, dévidoirs de fil de fer, pinces à linge, ruban adhésif. Des taches bleues surtout, roses, mauves, violet, marron. Tout un nuancier de luminosité douce. Là un éclat rouge. Quelques grandes feuilles à dessin jonchent la palette. Elles présentent le quadrillage en traits rouges de futurs tableaux, les personnages, les choses, les meubles, parfois un chevalet, y prennent place déjà fermement charpentés. Sur le chevalet on revoit, cette fois sur contreplaqué, en grand format, la préparation sur espace quadrillé d’un prochain tableau. Des figures monolithes, d’une rudesse imposante. Sur les murs beaucoup de peintures sur papier, dont certaines laissent encore visibles la structuration préparatoire, tenues par des bouts de scotch. De nombreuses plaques de contreplaqué sont retournées tout au long des murs. Le peintre installe, désinstalle, accroche, enlève esquisses et tableaux au gré de sa parole et de nos questions et commentaires, va et vient dans l’atelier. Cet après-midi-là, Jean-Claude nous parle beaucoup de Van Gogh et du travail qu’il réalise dans la proximité de La Chambre de Vincent. « J’ai vécu longtemps dans la Chambre jaune. Je ne parvenais plus à en sortir ». Trois tableaux sont exposés à la lumière, côte à côte. Une narration de l’un à l’autre dans la filiation de Van Gogh : Vincent assis posément manches retroussées sur sa chaise dans l’esprit d’un labeur réalisé, ou qui reste à faire ; Vincent assis tout en longueur comme un totem qui ferait penser à un Picasso ; Vincent assis à côté de son lit plus indolemment, tenant insouciamment un pinceau. De l’un à l’autre au premier plan, les mains, puissantes, massives. Un quatrième tableau est présenté sur le chevalet : Van Gogh dans sa chambre, tenant sur ses genoux un carnet à dessin, et le lit, la chaise, ce qui semble en arrière un champ de blés hérissés, mais au fond comme un ciel bouleversé de menaces.

Pour notre retour, quelques mois après, il est d’emblée question du travail en cours, conduit cette fois dans un dialogue avec Guernica, le tableau de Picasso.


Fournié

Jean-Claude Je ne sais pas pourquoi, un jour j’ai pensé à Guernica. Je me suis commandé un exercice. Picasso fait cette tasse et de cette tasse il fait un Picasso. Moi, mon exercice, c’est de prendre Guernica et de revenir à la tasse.

Jean-Jacques Comment tu peux faire ça, à quoi tu reviens ?

Jean-Claude Ce n’est pas Guernica en tant que drame, le drame je n’y toucherai pas, mais c’est au niveau du tableau. Au niveau du récit du tableau, la composition. Il y a quelques personnages, une situation, un cheval, un taureau, et avec tout ce qu’on emmagasine, d’images, de connaissances… Maintenant on arrive à l’âge où on a quand même un passé dans la tête. Et puis, dessin ou peinture, tu arrives à avoir une certaine maîtrise. Moi quand je veux un vase je vais chercher mon vase mental, et je ne vais pas bidouiller pour savoir comment faire le vase. Donc j’ai des outils, j’ai la technique, et après… Et là j’étais sorti de Van Gogh. Quand vous étiez venus, je n’en sortais pas, je ne pouvais plus sortir de Van Gogh. Depuis j’ai épuisé ma période Van Gogh, j’ai fait d’autres choses et voilà Guernica qui arrive. C’est stimulant parce qu’on peut voir Guernica de multiple façon. Ce cheval, moi j’ai toujours pensé que c’était la résistance, et que le taureau ce n’était pas l’Espagne, c’était le fascisme. Déjà il y a un scénario. Dans une deuxième version, j’ai voulu que le cheval bouge et fasse une ruade. En faisant une ruade ça anime le tableau et ça donne une autre proposition.

Fournié

Jean-Jacques C’est une réaction à un tableau, tu pars sur d’autres choses.

Jean-Claude Oui, Van Gogh ça a toujours été pour moi l’image de l’homme encore plus que l’image de l’artiste. Le cheminement de l’homme. Ce sont des scénarios avec des éléments assez simples : Van Gogh, son tableau, aller cueillir son image, revenir chez lui, la chambre, voilà…

Marc Revenir à la tasse, comme tu disais tout à l’heure, c’est reconfigurer. Tu prends des éléments du tableau Guernica, tu les réaménages autrement.

Jean-Claude Guernica m’a intéressé parce qu’il y a des éléments simples que j’aime travailler : l’individu, la maison, ma maison à moi (c’est toujours un peu la même maison que je fais, très simple), il y a le cheval, le taureau. Donc il y a des personnages que je connaissais.

Marc Par rapport à la Chambre jaune, c’est un peu le même genre de démarche que tu as avec Guernica ?

Jean-Claude Quand je vois Breughel, je rentre vraiment dans son tableau. Et quand on rentre dans un tableau, ça devient un espace mental. Quand on regarde la Parabole des aveugles on peut aller derrière l’église là-bas. Ce qui m’intéresse c’est que, avec l’aptitude que chacun peut avoir, on a le matériel pour faire des images. Leonard de Vinci : la peinture est chose mentale.

Fournié

Jean-Jacques Ce qui est intéressant ce n’est pas que le côté technique. Ce qui me pose toujours question c’est ce qui pousse un artiste à créer. Qu’est-ce qu’il veut dire, à qui et pourquoi ? Quelle histoire ça raconte, qu’est-ce qu’il y a derrière ? Là tu nous dis que tu réagis quand tu vois une toile, tu te dis je peux penser la suite, j’ai une vision qui me permet d’aller au-delà de la toile puis de créer une autre toile.

Jean-Claude Oui, ce sont des points de départ. Quand tu es dans ce questionnement, quelle est ta réponse, toi ?

Jean-Jacques Ce sont des choses que j’ai envie de partager. Pouvoir trouver quelqu’un avec qui je vais pouvoir échanger et parler de ce que je ressens. Et vérifier si lui aussi peut ressentir des choses, comment il le ressent. Et par cet échange je vais m’enrichir et pouvoir aller au-delà encore.

Jean-Claude Oui mais avant ? Qu’est-ce qu’il y a avant ? Parce que là tu es déjà en toi et dans l’autre. Mais avant ?

Fournié

Jean-Jacques Le « moteur » ? Qu’est-ce qui pousse à créer ? Ce sont des choses qui remontent à l’enfance, à une histoire… Moi je fais de la photo mais en réalité mon premier déclic c’est qu’un jour on m’a donné des crayons, du papier et de la couleur. Et j’ai commencé à dessiner. En réalité j’ai fait du dessin. J’ai pris plaisir à faire du dessin, j’aimais bien donner mon dessin et on m’a encouragé à le faire aussi. Ça aussi, le regard des autres, c’est important. Tout ça, ça participe du « moteur ». Mais toi ? Tu as une autre histoire…

Jean-Claude J’ai l’impression qu’on peut se reconnaître, c’est peut-être utopique, par ce truc-là, ce qui pousse à agir.

Marc J’essayais de me souvenir comment j’ai commencé à écrire, c’est aussi la lecture d’écrivains et de poètes qui m’ont donné envie d’écrire. Quand j’avais 15-16 ans j’aurais voulu écrire comme Rimbaud. J’avais tout le temps les petits Classiques Larousse plein les poches, je me trimballais avec ça dans le métro. Mais c’est très difficile de dire ce qui, à l’intérieur de soi, pousse à créer.

Jean-Claude C’est lié à l’enfance bien sûr. Et il y a toujours ce mot de Paul Valéry qui me revient. On lui avait demandé « pourquoi écrivez-vous ? » il avait répondu « par faiblesse ». Il y a de l’ironie, mais je crois que c’est ça.

Jean-Jacques C’est faiblesse parce qu’on comble un manque. Dans ta vie tu as besoin de plus. Ce plus, toi c’est la peinture qui va te l’apporter, Marc ça va être l’écriture…

Fournié

Jean-Claude Ça crée une nécessité. On est avec les autres pour exister, il faut avoir sa place. Beaucoup de gens trouvent leur place en réussissant leur vie socialement. Moi, déjà très tôt, je sentais que c’était un marché de dupes. Donc heureusement, je ne sais pas pourquoi, j’avais un peu d’aptitude en dessin. Et là j’ai trouvé une façon de réagir contre ça. Et après, ce n’est pas pour laisser une trace, c’était pour trouver plus que sa place, la place, pour créer la place, pour créer un territoire. J’ai toujours dessiné mais je n’ai jamais, à l’époque, franchi le pas de la peinture, mais je sentais que ce n’était pas vraiment nécessaire. Etre jeté dans le monde, et voir… C’est pour ça que le dessin ou la peinture, j’ai l’impression que c’est un travail, mais aussi on se travaille. Au fil du temps c’est de fil en aiguille. Une idée suscite une autre idée et c’est une grande conversation. Certaines personnes œuvrent par débordement. Tu écris, c’est une affaire personnelle, qui est nécessaire. On ne peut pas dire que c’est utile au monde. Mais dans ce que tu fais, les gens trouveront un témoignage. Et je reviens à cette idée que c’est une grande consolation que de pouvoir lire Rimbaud, savoir que le Bateau ivre, ce n’est pas venu tout seul, il y a une communion d’intimité. Ça n’a rien à voir avec la réussite sociale, avec le paraître. Ça à voir avec la trace, mais une trace qu’on suit et qui mène au moins à une sorte de consistance.

Fournié

Marc Après, ce qui reste mystérieux, c’est ce par quoi on est requis, la parole peut être requérante, et aussi le dessin ou la peinture des autres, le son, la musique. Tu es peintre, ce sont des signes picturaux qui ont retenu ton attention, non ?

Jean-Claude Il y a des gens, comme vous, qui êtes une stimulation, ce qui fait que des choses montent, deviennent des mots plus précis. On vit dans un livre d’images, immense, tout est image. L’autre jour, il y avait cet arbre avec un éclairage… c’était magnifique, il y avait quelque chose. Mais il n’y a pas que ça. Si on ne se croit pas le centre du monde, et si, comme toi à 15 ans, on découvre Rimbaud, Verlaine, on a aussi ce livre d’images. Je suis en train de peindre et je me souviens du ciel d’un tableau du Greco. Stimulation. Je vais prendre le ciel – sans vérifier, il est mémorisé – l’émanation du ciel du Greco comme j’aurais pu le voir ici et je vais essayer de le rentrer. Donc il y a le faire et la connaissance de ce qui s’est passé avant. Si on n’est pas trop dérangé par le moi, on est dans le Oui. Et la peinture est un grand Oui.

Fournié

Jean-Jacques C’est oui, parce que tu as des choses à dire. Tu as des choses à montrer, à exprimer. Quand je vois tes tableaux, ce que je ressens c’est qu’il y a une force. Un peu comme Hugo « je suis une force qui va ». Il y a les couleurs, qui sont issues de la terre, comme une terre qu’on retourne. Des couleurs qui parfois rejoignent la violence. Ça peut être très violent, agressif. Ça saisit aussi. Je vois de toi une main, énorme, une paluche, qui attrape les choses. On sent que tu es quelqu’un qui prend, à bras le corps, qui se coltine la peinture.
Alors je me dis : qu’est-ce qu’il a à dire, lui ? Pourquoi tant de violence, d’expression ? Et qu’est-ce que j’ai envie de partager par rapport à ça ?

Jean-Claude J’ai bien entendu ce que tu disais, j’ai bien entendu. J’ai envie de te dire merci parce que je suis poli ! J’ai plaisir à penser que si je revenais dans ton lieu d’enfance, j’y trouverais des pistes. Moi j’ai passé mon enfance dans un quartier de Montauban, dans les années 60. On était dehors, dans un jardin, il y avait un groupe d’enfants. Je sais pourquoi je suis fasciné par un certain style de maison parce que, ma maison, il n’y avait pas plus simple. Deux pièces. Fils unique, père menuisier. Ce jardin je l’ai fait, en peinture…. Et au bout du jardin, il y avait le hangar de mon père où il entreposait son matériel. Il avait un atelier à Villebourbon, plus loin. Au bout du jardin, il y avait un mur, et derrière il y avait le lycée de filles. Et ça participe d’une affectivité. Je dis dans le désordre : le linge de ma mère suspendu, le lycée, le dortoir des filles. Pour moi le mur était infranchissable. Et pourtant le soir on voyait la silhouette des filles, des adolescentes. Ça correspond à une affectivité personnelle, intérieure. Après, peut-être qu’il fallait s’exclure de ce territoire, peut-être que le monde était violent au-delà du quartier, peut-être que s’il n’y avait pas eu le dessin, j’aurais pu finir vieux garçon ou je ne sais quoi. Je crois qu’un gamin… c’est pour ça que c’est troublant, les gamins, les adolescents, il faut qu’ils trouvent une issue, peut-être qu’ils se dissolvent dans la masse, se perdent de vue, ou peut-être que ça se coagule soit en dessin soit en photo.

Fournié

Jean-Jacques Ça me renvoie aussi à mon enfance. Moi je n’étais pas dans les jardins, c’était la rue. J’ai des souvenirs de pavés, de rues. De jouer avec les copains au foot dans la rue. Toi tu vois un mur, moi je vois la maison qui m’emmurait aussi. Le dessin c’est un moyen de s’évader, de franchir le mur. Qu’est-ce qui permet d’abattre le mur ? Le dessin. Le mur n’existe plus.

Marc Tu peux même dessiner le mur.

Jean-Jacques Quand tu dessines le mur, c’est toi qui l’as mis. Ça veut dire que tu peux avoir envie de te remettre à l’intérieur, finalement c’est toi qui décides, qui maîtrises.

Jean-Claude Oui tu maîtrises. C’est fou parce que tu es sur un format et dans ce format tu peux y entrer, y apporter des objets, tu peux créer des personnages. Tu peux exagérer une main, bien que ce ne soit pas une exagération pour toi, c’est une normalité. Quand quelque chose m’intéresse, je le vois très fortement, c’est qu’il y a un tempérament. Le visuel est dit avec une certaine intonation. Ça parle. Et quand on revient aux paysages d’enfant, chez Soulages on devrait pouvoir le retrouver, ça. Il a raconté qu’à Rodez il vivait dans un quartier où dans la même rue il y avait tout : l’épicerie, l’église, le cimetière… Imagine, visuellement, cet enfant, ce décor… Quand il était adolescent il avait été très marqué par la neige, les arbres, les troncs noirs sur le blanc. On peut supposer que peut-être sa peinture, aussi, vient de là.

Fournié

Jean-Jacques Oui, ça vient de là. Parce que tout ce que l’on fait vient de notre histoire, de ce qu’on a ressenti. Toi tu parles de tempérament, mais parce que tu as la force d’avoir un tempérament. Moi je n’ai pas la même force, je parle davantage de sensibilité. Je suis plus dans le sensible que dans le tempérament. Toi tu as plus d’énergie. Ce qui fait que tu peux le traduire en peinture. Moi dans ma façon de travailler, c’était plus dans le sensible, parce que j’avais moins de force, il fallait que je m’économise, les choses étaient plus douces, presque féminines. Toi c’est plus mâle, viril. Ta peinture est très virile. Tout cela parle de notre enfance. Dans notre enfance, on a été touché chacun par des choses différentes qui à un moment donné nous ont donné envie de les exprimer de différentes façons, par la musique, la peinture…

Jean-Claude Il y a l’enfance mais j’ai toujours eu, naïvement du point de vue d’un enfant, la notion que la vie c’était un récit et quand c’était fini, c’était fini, que ça devait être une totalité.et ça je l’ai eu très tôt. Donc la notion de la mort. Je me rappelle, la maison où j’habitais avait trois pièces. La cuisine, la chambre où je dormais, fils unique, avec mes parents ; et puis une autre petite pièce. J’étais gamin, j’avais fait une petite plaque et j’avais mis « Jean-Claude Fournié, sculpteur 1952 - … ». J’étais un gamin parmi tant d’autres, je n’ai pas été le seul à faire ça. Mais il y avait une notion quand même, très vaniteuse, d’être sur terre vraiment pour quelque chose. Je ne sais pas comment le dire… il y avait Cézanne, on a attendu cinquante ans et j’arrive ! On va pas faire dans le demi… Il a fallu me débarrasser de tout ça. Dans un premier temps je faisais des dessins, mais il y avait deux pages pour expliquer le dessin. Des dessins très symboliques, avec un lyrisme enfantin qu’on peut avoir à 13-14 ans. Sur la mort. Je me rappelle un dessin que je dois avoir je ne sais où, on voyait un personnage dans un bar, il y avait un carrelage en damier mais à chaque fois que c’était noir c’était un trou pour moi. Avec toute une panoplie de symboles.

Fournié

Jean-Jacques Alors ça veut dire qu’à un moment donné la réalité n’est pas suffisante. On va essayer de trouver notre propre réalité. Quand tu mets ta plaque « je suis sculpteur » ça veut dire je ne suis pas sculpteur mais je l’écris parce que c’est ma réalité, c’est ce que je veux être. Peindre, écrire, photographier, c’est affirmer en réalité ce qu’on veut être. Et repousser la réalité de ce qu’on pourrait nous proposer et qui n’est pas satisfaisant.

Jean-Claude Tout à fait. Je me rappelle quand j’étais gamin, le soir on sortait dans la rue, il y avait des voisins qui prenaient leurs chaises, et mon père, lui, regardait les martinets, il admirait leur vol, il disait « … je ne comprends pas… regarde, regarde !... ». Il était dans le questionnement. Et quand même, c’est une force. Il y a des gens qui ont perdu le questionnement. Donc ils accouchent de quoi ? Il faut être quand même étonné. C’est vrai, la réalité ne suffit pas. Ça ne nous est pas servi pour nous faire plaisir, il faut être en état d’innocence. Etat de questionnement, état de curiosité. Chez mes parents, il n’y a jamais eu un livre. Mais à un moment tu ouvres un livre. Et puis tu as un oncle qui arrive chez toi – Michel, ça fait quarante ans qu’il est mort – on parle, il te différencie, il est lui aussi dans le questionnement, et il t’apporte des livres, il te dit tiens je t’ai apporté ça, des livres de Jean Rostand, tu es pris dans le questionnement d’autres qui se sont questionnés avant toi, et tu vois que la parole, les mots, ça t’accompagne. Il y a des gens qui ont eu cette intériorité.

Fournié

Jean-Jacques Il faut qu’il y ait une rencontre, quelque chose qui se passe. Moi je me souviens, la lecture ça a été un point de départ. Je parlais de dessin parce que j’en faisais, mais en réalité c’était l’écriture aussi. J’ai commencé à lire très tôt, pourtant mon père n’était pas un lecteur, ma mère non plus. Quand elle allait faire son marché, elle nous mettait, mon frère et moi, chez sa copine qui tenait la bibliothèque de la ville. C’était une superbe bibliothèque, à Cambrai, avec des incunables. J’étais toujours attiré par les livres avec des reliures en cuir. Mais les livres que j’ai lus, finalement, c’était Sade, à 13-14 ans, je lisais Sade, et après, à côté, il y avait Sartre. Je les ai lus en suivant l’ordre alphabétique… En classe les profs étaient surpris, ils n’avaient jamais vu un élève qui avait lu Sade et Sartre à14 ans. Je n’y comprenais pas grand-chose, ce qui m’intéressait c’était les pages en vélin et l’encre qui était imprimée. Je pouvais passer mon doigt sur les lettres, je m’amusais à sentir les mots. C’était les premières expériences de lecture. Il a dû m’en rester quelque chose, je ne sais pas quoi, qui fait que j’ai toujours eu une forme de pensée différente…

Fournié

Jean-Claude Oui, oui… Alors voilà, avoir faim, c’est très important. A l’école j’étais très moyen. Mais quand il y a eu les circonstances de la lecture, après tu as faim. Ça a des similitudes avec la vie sociale. Tu n’apprends pas parce qu’il te faut apprendre et passer des examens, tu apprends par curiosité. Et puis j’ai toujours eu l’impression, heureusement, de vivre au-dessus de mes moyens intellectuels. Il faut toujours que je me mette sur la pointe des pieds, pour aller chercher… Je ne suis pas servi. Ça peut paraître orgueilleux, mais si je suis honnête, je pense que je n’ai pas appris à dessiner avec quelqu’un d’autre. Mon père me voyait dessiner, il me disait je vais t’inscrire à l’école municipale de dessin. Je suis resté six mois, là où les autres restaient des années. Au bout de six mois, l’enseignant appelle toute la classe et « regardez Fournié, c’est comme ça qu’il faut faire ». Tu te rends compte, tu as le moi qui explose. J’avais piqué sa façon de dessiner. Il faut avoir faim et cette faim provoque la nourriture. Moi j’étais passionné de philosophie, je n’avais pas les instruments universitaires, j’avais un ami qui venait de Vincennes et je lui ai demandé comment on entre en philosophie, il n’a jamais eu la générosité de m’indiquer des chemins. Ça ne m’a pas empêché de vivre au-dessus de mes moyens, je ne suis pas un lecteur sérieux mais je vais chercher, pas pour faire du savoir mais pour naître-avec, pour connaître.

Fournié

Jean-Jacques Dans ta peinture il y a une force, une énergie. C’est curieux que tu parles de Guernica, parce que souvent ta peinture me fait penser à Picasso. A une certaine période de Picasso, la période cubiste. Mais pas seulement, il y a d’autres choses derrière aussi. Ton travail sur Guernica ça veut dire décomposer le tableau. Quand tu prends des éléments, le taureau, le cheval, tu te les appropries, tu en refais quelque chose d’autre. Tu re-crées Guernica à la façon Jean-Claude Fournié.

Jean-Claude Oui, avec proposition d’exercice, j’y tiens assez à ça. Un exercice.

Marc Tu t’exerces à quoi là, justement ?

Jean-Claude Voilà, on commandait une porte à mon père. Il fallait que ça fonctionne. La peinture c’est un peu ça. Quand j’ai l’impression qu’une peinture fonctionne, c’est qu’elle a un côté usuel.

Jean-Jacques Quel usage ?

Fournié

Jean-Claude Que la parole soit dite. Pour qu’elle soit dite, il faut qu’elle soit lisible, claire, articulée, efficace, et avec un verbe à l’intérieur. Quand tu lis Simenon il y a une efficacité.

Jean-Jacques Quand je demande « usage » tu réponds par « efficacité », mais usage ou efficacité pour quoi ? Pour dire ? Mais que dire ? Parce que dans Guernica il y a des choses qui sont dites, des choses très fortes. Moi jamais je n’aurais pensé pouvoir dire autre chose en regardant Guernica. De dire des choses qui vont être différentes.

Jean-Claude Je crois que le visuel, la peinture c’est « autrement dit ». C’est une parole visuelle, il ne faut pas la réduire au message, même si ça peut être ça aussi. Mais il y a un récit. Je crois que l’homme est fait de récit. Qu’est-ce qu’on fait depuis une heure ?

Jean-Jacques Il y a une histoire.

Fournié

Jean-Claude Oui, il y a une histoire. Pour qu’il y ait cette histoire, il faut qu’il y ait un alphabet, un verbe. Le verbe de Guernica c’est cette situation…

Jean-Jacques … il faut du vocabulaire, de la grammaire… Et ça, toi, d’après ce que tu nous as dit, d’un point de vue technique tu le maîtrises. Ça donne la liberté de pouvoir dire et même réinterpréter un discours que je vois. Ce que je vois de Guernica, avec ma technique, ma grammaire, mon vocabulaire, je vais pouvoir en dire autre chose.

Marc Je repense au tableau de Picasso, les couleurs sont plutôt dans les gris, beiges, non ?

Jean-Claude Il n’y a pas de beiges, c’est un camaïeu de gris.

Marc Et donc le re-travail que tu fais à partir de Guernica, tu le traites en peinture ou en dessin ?

Fournié

Jean-Claude Je fais d’abord ce que j’appelle une gravure du pauvre, c’est-à-dire au stylo.

Marc En musique on dirait thème et variations.

Jean-Claude C’est ça, exactement. Ou les exercices de style de Queneau. (Jean-Claude montre toute une série de dessins). Cette 4ème proposition, je vais peut-être bientôt la commencer en peinture. Là c’est quand le cheval se rebiffe, il fait la ruade. Et ici le personnage ne tient plus la flamme mais un poignard. C’est pour les gens qui vont prendre le temps de regarder de plus près… Je dois avoir sept ou huit tableaux en préparation. Guernica est venu me bousculer. Je dessine et je peins quand il fait un peu froid, j’alterne entre l’atelier et la maison. (Jean-Claude continue de montrer ses dessins). Je vais faire les quatre propositions en peinture. Ma façon de procéder c’est que je ne suis pas un marathonien, je ne veux pas travailler huit heures. Je fais des fragments d’environ une heure et demie, je ne peux pas commencer quelque chose et le finir. Alors j’en ai une dizaine à terminer et j’espère que je ne vais pas être happé par autre chose…

Jean-Jacques On peut aller voir quelques-uns de ces tableaux dans ton atelier ?

Nous quittons la terrasse où nous nous étions installés pour discuter et nous prenons la direction de l’atelier. Jean-Claude présente plusieurs tableaux en cours, dont un « Rimbaud au marché de Charleville »…

Fournié

Jean-Claude J’ai fait une expo à la maison de la culture à Montauban et on m’a demandé de tenir la permanence un après-midi. Il n’y avait pas beaucoup de passage, et je commence à dessiner. Un petit dessin d’un personnage qui tient une lanterne. Je me dis ce petit homme qui tient la torche je vais en faire quelque chose. Et j’ai vu Rimbaud parce que j’étais en train de le relire, l’évocation de Rimbaud… Je continue à dessiner, un dessin qui était vertical devient horizontal. Et puis il fallait bien qu’il y ait des gens qui sont derrière lui. J’avais fait une foule, et puis j’avais besoin d’une diagonale. Et alors je vais faire ça : c’est Rimbaud au marché de Charleville, et là ça va être le peuple, tout ce qu’il n’aimait pas dans Charleville. Il va y avoir de la volaille ou je ne sais quoi, ils sont sur le marché, c’est lui qui tient la torche, symboliquement, et ici je fais un chien en train de déféquer. Voilà, je suis dans mon récit. Picasso disait qu’il faisait de la peinture parce qu’il était un écrivain raté.
… et peut-être ce qui sera l’œuvre exposée au prochain salon des Méridionaux…

Fournié

Mon épouse avait rangé des photos et elle tombe sur la photo d’une peinture que j’avais faite il y a plus de dix ans. Elle me demande où est cette peinture. Je pensais qu’elle était détruite, ça m’arrive de peindre par-dessus. C’était dommage parce que je pense que c’était une peinture qui arrivait trop tôt. Je n’ai pas su en voir l’intérêt. Comme j’avais la photo, j’ai fait comme avec Guernica, j’ai revisité ma peinture qui était détruite. J’ai repris ce thème. Au Méridionaux l’an prochain, le thème c’est « Complément d’objet ». Peut-être que je vais mettre ça. Parce que là il y a un complément d’objet ! Le quotidien, le livre, ce personnage qui est anodin devient un christ, ce n’est pas le Christ mais l’homme de tous les jours crucifié.

Jean-Jacques Le livre, la croix, et puis le ballon, c’est-à-dire l’air, c’est la transcendance.

Jean-Claude Oui c’est l’ascension. Pour moi c’est le quotidien. Je me rappelle que j’ai voulu représenter, il y a des années, notre quotidien crucifié, notre souffrance intérieure, et puis l’ascension, l’ascension dérisoire avec un petit ballon.

En nous raccompagnant, Jean-Claude parle de nouveau de quelques moments de son enfance, l’enfance qui nous a décidément occupés pendant notre conversation. Notamment le souvenir des plus proches voisins à cette époque, une famille de républicains espagnols exilés. Une famille tellement proche qu’il se considérait, et qu’il était considéré, comme son enfant parmi les autres. Il nous rappelle que l’Espagne a toujours représenté pour lui quelque chose d’important, la peinture bien sûr, et aussi un ami, disparu depuis plusieurs années, dont les tableaux sont maintenant rassemblés dans sa ville natale, en Aragon. « Vous voyez : Guernica ! ».

Entretien à Montauban, 21/12/2015, puis 28/04/2016.

Des feuillets au mur
« de vieilles choses » parait-il
Des esquisses
Des études de nus
Mains puissantes
Massives mains-battoirs
Bras noueux comme des flammes
Corps exposés
Tendus violents
Dans des luttes enchevêtrées
Envahissant comme une lave une rue de village
Ou d’un seul bloc
Dans un abîme d’anxiété
Un ange quadrupède
Prêt à bondir
Un visage aigu au regard de fauve

C’est l’atelier-forge le foyer de force
Un peuple de figures monolithes
Cariatides prolétaires
Protégeant solennellement le passage
Du maître en portefaix farouche
Entrailles d’un soutènement colossal
De quelque Cnossos déserté
Et encore le danseur harassé
Sur son trône mycénien
Découvrant la rosace de ses jambes musculeuses
Enserrées dans leurs pointes acérées
La tête rabotée

C’est l’atelier des rencontres obsédantes
Un hiver à veiller le soleil de la Chambre jaune
À ne pouvoir plus s’en échapper
À chercher le cheminement de Vincent
Cueillir l’image de Vincent
Avec lui en communion d’intimité
Lui l’homme tournesol le fraternel
Le peindre et le peindre dans sa chambre
Sur sa chaise près de son lit
Son prochain travail sur les genoux en souci

Mais au printemps
À l’improviste en ignorant pourquoi
Rencontrer Guernica et s’en faire un exercice
Où ressurgissent et jouent ensemble les figures de toujours
Le taureau le cheval la maison toute simple
L’individu de tous les jours
Crucifié
Et raconter autrement le drame initial
Pour commémorer une Espagne mentale
Accompagnatrice secrète des amitiés et des faubourgs d’enfance

Une cigarette un café une terrasse
Un bois tout près
Et une parole patiente chercheuse étonnée
Comme une conversation ininterrompue
Qui trace ses chemins qui bifurquent
Pas une trace qu’on laisse
Une trace à suivre jusqu’à peu à peu
L’espace de soi


Marc Nayfeld
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