Dans l’appartement-atelier, un lieu où travailler tout aussi bien que dormir ou écouter la radio. Les ciseaux et la colle sont prêts pour la marqueterie méticuleuse. Les magazines s’amoncellent par terre, cherchés chaque jeudi à la sortie du métro, certains ouverts à la même page.
Découpage, collage, diriez-vous ? Ce n’est pas un jeu. Ou alors le jeu de la peinture : ce bleu, ce rouge, ce rose aperçus un jour, répertoriés, classés au fin fond de la mémoire et sous les piles des journaux ; le jeu de la recherche des volumes, de l’ombre, de la lumière ; le souvenir clandestin d’un tableau admiré et jamais oublié ; les dessins innombrables dans d’innombrables cahiers, genre d’archives maintes fois reprises et qui ressurgissent ici ou là un jour ou l’autre dans les tableaux.
Pendant tout le début de l’entretien, Laurent Maligoy tient en main les ciseaux, la colle n’est pas loin avec les stylos. Il peut toujours dire que c’est pour se donner une contenance. C’est sa technique de créateur, si étonnante, si originale, si patiente et tenace, qui s’incarne en lui. Elle donne l’illusion de la peinture, mais c’est véritablement une peinture, et qui n’a décidément rien d’illusoire.
Jean-Jacques On va commencer par le début …
Laurent … oui ce serait bien …
Jean-Jacques … on ne se connaît pas depuis très longtemps. On se voit aux Méridionaux, aux AG, aux réunions de bureau. Ton travail m’a toujours surpris, et c’est à chaque fois une énigme. Parce que tu poses plein de questions, déjà sur ce que c’est.
Laurent Oui, je ne conçois pas l’art sans problématique ou sans questions …
Jean-Jacques Et dès qu’on rencontre ton travail ça pose question. Déjà : qu’est-ce que c’est ? Peinture ? Pas peinture ?
Laurent A chaque rencontre avec le public, j’ai toujours la question. Les gens ont en tête une idée du collage, le collage surréaliste ou dada. Tu as une pendule avec deux pieds, dessus tu as une tête de chouette, un clair de lune, ou chez les contemporains des trucs complètement trash, le fond du collage reste vierge.
Jean-Jacques L’approche du collage, je l’ai eue par le mail art. Quand on envoyait des œuvres d’art par la poste, il y avait beaucoup de gens qui faisaient du collage. Toi, c’est différent.
Laurent J’appelle ça « collage » faute de mieux. Je pourrais appeler ça « papier(s) collé(s) », mais pour moi ça reste de la peinture. Parce qu’il y a des juxtapositions de tons, de couleurs, qui sont en lien avec les formes.
Jean-Jacques Quand on regarde, on est plus proche de la peinture et on ne voit pas le collage, en réalité.
Laurent Tu vois ce tableau, il y a parfois des découpages qui sont assez bruts, à grands coups de ciseaux. Quelqu’un m’a dit « elle est chouette cette peinture au couteau ! ». Il y a par exemple la manière de poser le pli blanc sur le ventre du bonhomme …
Jean-Jacques C’est drôle, tu as les ciseaux en main depuis le début … c’est ton outil …
Laurent C’est mon prolongement … et c’est une manière de garder une contenance … il y a la colle aussi.
Jean-Jacques Et je vois que tu as des stylos.
Laurent Je ne les utilise pas pour rattraper, c’est pour le dessin de base. Au départ je fais le dessin au fusain, ça me permet d’effacer pour l’ajuster. Quand je suis sûr de mon dessin, je le reprends au feutre et j’enlève le fusain. Après, ça peut bouger un petit peu par rapport au dessin parce que, suivant les couleurs que tu poses, il faut que ça joue avec la forme.
Jean-Jacques Quand ça a commencé pour toi ?
Laurent Aux Méridionaux, en 2014.
Jean-Jacques C’est très récent, alors. Je pensais que tu faisais ça depuis très longtemps.
Laurent J’ai fait du collage dans le genre surréaliste. Tu prends l’image et tu la modifies, tu essaies d’introduire une incongruité, un décalage. Mais ce travail-là, c’est aux Méridionaux avec Palimpseste que ça a commencé, j’y ai exposé mon premier tableau. Et je n’étais pas parti pour faire du collage. Même en faisant Palimpseste je ne me suis pas dit que ça allait être le début des collages. J’étais parti de l’idée de deux ou trois images sur un magazine qui te dit « il faut être beau », et puis tu feuillettes le magazine, il y a la guerre, plein de choses, tout se mélange. Le fait de bousiller les images, c’était déjà faire du palimpseste, comme ensuite de réécrire sur le tableau, en construisant d’autres images à partir d’autres images. Et alors je me suis dit « pourquoi pas ? ». Je me suis mis à deux autres tableaux. Avant je faisais de l’aquarelle, j’ai eu un prix en 2013 aux Méridionaux.
Jean-Jacques Raconte-nous un peu ton histoire. Le point de départ pour les tableaux que tu fais aujourd’hui c’est Palimpseste en 2014. Et avant ?
Laurent Avant, j’arrivais à ça sans le savoir. Au tout début, je faisais du paysage, des paysages urbains, des boulevards avec la belle perspective, la pluie, les parapluies …Des petits formats. Les personnages, je les faisais toujours en marge. Je gardais les dessins. Puis un jour je me suis dit que j’allais faire ça à l’aquarelle. Les aquarelles sont déjà déjantées par rapport au réalisme. Après c’est passé en collages.
Jean-Jacques Tu as commencé par faire des paysages en aquarelle …
Laurent … en aquarelle, en acrylique …
Jean-Jacques Mais quand as-tu commencé à peindre ?
Laurent Depuis que je suis né ! Ou presque. J’ai un souvenir de gamin : j’étais à quatre pattes, je gribouillais à la craie sur le parquet. Chez moi on ne me disait rien. J’ai ce flash-là.
Jean-Jacques Tu étais dans la région ?
Laurent Oui, je suis né dans le Tarn-et-Garonne, à Parisot, à côté de Caylus. C’était bien, la campagne …
Jean-Jacques Dès le départ tu dessinais.
Laurent Oui. Oh au bahut, je n’étais pas très doué, j’étais un peu feignasse, quoi. J’y suis allé jusqu’en Seconde, après j’ai laissé tomber.
Jean-Jacques Tu as fait les Beaux-Arts ?
Laurent Non, la seule chose que j’ai faite, c’est pendant mon boulot, on pouvait prendre des congés formation pourvu que ça ne concerne pas directement le travail. J’ai fait un diplôme de peintre en décor. On faisait du faux bois, du faux marbre, de la dorure … Il y avait les meilleurs ouvriers de France. C’est très formateur, on apprend les techniques, mais en même temps ça n’a rien à voir avec ce que je fais aujourd’hui.
Jean-Jacques Ça, je ne sais pas.
Laurent Alors tu leur demanderas. Quand tu arrives, le premier jour, le gars te dit « ici c’est pas les Beaux-Arts ». Une porte en chêne ça se fait comme ça et pas autrement. Il n’y a pas de fantaisie. Alors oui, il y a des techniques que l’on peut utiliser dans un tableau. Ce sont des techniques rapportées, comme dans le cubisme tu collais des bouts de papier qui ressemblaient à des tapisseries, ça évoquait un mur ou un meuble. Tu posais un journal, c’était un journal, une pipe, c’était une pipe. Mais là, on travaillait sur des trucs, 2m de haut sur 1m, tous les soirs on en préparait, on passait ça à la glycéro, quand ils étaient secs on bossait là-dessus. On travaillait sur du marbre, une semaine c’était le marbre des Pyrénées, alors tu passais trois jours à faire un marbre, le mec qui passait avec sa blouse blanche le soir : « bon, ben, quand t’as un moment tu me le refais ». Et là tu te dis « bon, là, je suis un petit, quoi ». Quand tu fais un dessin, on te dit « t’es doué ! ». Eh bien, non …
Jean-Jacques Finalement, qu’est-ce que tu apprends ?
Laurent Déjà l’humilité, tu vois … Tu en as plein qui se la jouent. Ce n’est pas à toi de dire si tu es bon ou non. Tu le sais en douce, que tu fais un truc pas trop mal.
Jean-Jacques Mais après, tu as dû apprendre des mélanges de couleurs …
Laurent … oui mais en autodidacte. Parce que dans la formation que j’ai faite, ils avaient leurs gammes de couleurs, ils te l’imposaient : la pierre elle sort comme ça, donc tu prépares une première couche, une deuxième couche, tu mets des petits points …
Jean-Jacques Et les premières expos ?
Laurent J’avais adhéré à l’académie européenne des arts. Ça ronflait, tu vois. C’était sur Paris. Tu payais une cotisation, quelque chose comme 50 F à l’époque. Ils organisaient des Salons. J’avais exposé de la peinture, et, tiens, il y avait du collage … J’avais pris des éléments de tableaux anciens que j’avais photocopiés, redécoupés, et j’avais fait des collages en noir et blanc à partir des photocopies. J’avais fait des choses un peu surréalistes, j’ai eu ma période surréaliste comme tout le monde. Il faut l’épuiser, et si tu veux t’en débarrasser, il faut l’éprouver. J’aimais bien Magritte. On peut retrouver un esprit surréaliste dans ce genre de tableau (représentant deux voyageurs dans un compartiment). Ce n’est pas le fait de représenter des personnages, mais c’est le climat. En même temps, c’est un miroir, les gens se reconnaissent. Quand tu prends le train la nuit, comme ça, tu as un mec en face, tu le regardes sans le regarder, tu dors à moitié, tu as ta petite rêverie, ton intériorité. Si tu veux le faire en académique ça ne donne rien. Mais là, tu vas juste à l’essentiel. Maintenant que je le regarde … la montagne, le clair de lune … je pense à un lion du Douanier Rousseau. Comme quoi, on fait des choses parfois … Vous le voyez ce tableau ? Au fond il y a un genre de truc comme ça. Ça m’y fait penser maintenant, je n’y avais jamais pensé. Dans le travail il y a des réminiscences. Moi je mémorise. Les gens me disent que j’ai de l’imagination, non, j’ai la capacité d’aller chercher dans ma mémoire ce que j’ai emmagasiné. Et ça, ça se travaille.
Jean-Jacques Ça veut dire que tu devais feuilleter ou lire des livres d’art aussi.
Laurent Oui, mais ça fait partie du travail d’autodidacte, de la formation que tu te fais, toi, par curiosité. Tu vas voir des expos, tu vas à la bibliothèque. Mine de rien ça te nourrit. Quand je ressortais d’une expo, j’étais gonflé à bloc. Je me disais « tu vois, c’est faisable ! » Et puis non …
Jean-Jacques Donc en dehors de ton travail, tu avais déjà un cheminement sur l’art, la création.
Laurent Je ne sépare pas le travail du vivre. Tous ces personnages, ce sont des gens que j’ai vus. Dans le métro, dans la rue.
Jean-Jacques Tu les interprètes quand même un peu, parce que moi je n’en ai pas vu beaucoup comme ça !
Laurent Non si on a dans l’esprit le réalisme. Mais qu’est-ce que c’est le réalisme ? Est-ce que c’est de reproduire directement un mec qui ressemble à un zombie, ou est-ce que c’est de faire un mec vivant ?
Jean-Jacques Tu disais que tu reproduisais ce que tu avais vu. Moi je ne les ai jamais vus ces gens-là.
Laurent Bon alors je me suis mal exprimé. C’est ce que j’ai vu chez les gens.
Jean-Jacques Tu retiens les traits de caractère.
Laurent La bouille, elle a telle forme parce que ça exprime telle ou telle chose, je ne dirais pas « sentiment » mais …
Jean-Jacques … souvent, quand on regarde des gens qu’on ne connaît pas, dans la rue, on voit le visage, on imagine comment ils peuvent être. Quand on voit tes tableaux, j’ai l’impression que ce sont des caractères que tu montres. Ça va au-delà d’un portrait. C’est une personnalité que tu montres.
Laurent La manière de les faire comme ça, ça évite d’aller tout droit sur le psychologisme. C’est presque de l’ordre de la caricature. Des gens me parlent de BD, moi je dis non.
Jean-Jacques Pourquoi ce n’est pas de la BD ?
Laurent Sur le plan esthétique ce n’en est pas. La BD, c’est le trait. Là, il n’y a pas de trait, c’est comme l’aquarelle. Tu mets le rouge à côté du brun et le trait est fait.
Marc Il y a une « stylisation » du visage, non ?
Laurent Oui, mais c’est aussi pour donner le … je ne sais pas comment dire ça. Ça joue entre l’équilibre et le déséquilibre parfois, et pour parler des gueules, c’est entre le sérieux et le rire. Le rire, c’est pour attraper les gens, un peu. Les gens se font attraper, ils rigolent mais après ils rient un peu jaune.
Jean-Jacques Tu ris mais en même temps tu peux te reconnaître dans ces personnages et tu ris moins.
Laurent Parce que ça part de situations qui sont dans la vie commune, le quotidien. Le barbecue, le couple cul et chemise. Les titres sont un prolongement du tableau. Cul et chemise c’est un jeu de mots, mais ils sont cul et chemise tous les deux et chacun.
Jean-Jacques Là c’est le barbecue, tu l’as fait comment ?
Laurent C’est les voisins.
Jean-Jacques C’est la fête des voisins.
Laurent C’est presque mon voisinage. Après, tu simplifies, il suffit qu’il y ait quelques éléments de décor pour que tu saches où tu te trouves, ce n’est pas la peine d’en faire des tonnes. Tu ne vas pas dessiner les feuilles, à la limite tu aurais pu mettre un piaf comme a fait Manet dans Le Déjeuner sur l’herbe. Là tu sais que ça va picoler, le feu est en route, tu as les réflexes qu’ont tous les gens, le smartphone, même la mamie dit « ah j’ai un message mais qu’est-ce que c’est ? ». Tout le monde s’y reconnait. L’autre tableau, Devant la télé : il y a un éclairage spécial, un halo sur la tapisserie – la lumière de la télé. Les gens qui l’ont vu me disent « c’est nous, ça ».
Jean-Jacques Alors : autodidacte, formation sur des techniques qui n’ont rien à voir avec la pratique dans un premier temps …
Laurent … et puis c’était plutôt de l’artisanat. Le gars qui nous formait travaillait chez des gens à Paris. Toutes les portes cochères qu’on voit en chêne, elles sont en faux chêne, c’est fait avec de la toile de jute et des peignes spéciaux, métalliques …
Jean-Jacques … quel âge as-tu à cette période-là ?
Laurent Je suis jeune, je ne peux pas te dire l’âge.
Jean-Jacques Et tes peintures ont eu du succès ?
Laurent Pour le collage, je me souviens de quelqu’un qui m’a demandé s’il pouvait le photographier. C’est bien, surtout le fait qu’il l’ait vu, qu’il l’ait pris en photo ou pas. Bon, après, c’était des petits Salons comme il y en a partout, c’était dans le XVIIIème.
Jean-Jacques Tu en a refait d’autres ensuite ?
Laurent Oui au même endroit, j’avais eu un prix, je ne me rappelle plus ce que c’était. Dans une de mes aquarelles il y avait des réminiscences surréalistes, surréalistes à ma façon.
Jean-Jacques Ce n’est pas de la BD, ce n’est pas du surréalisme, mais il y a quelque chose tout de même. Parce que si les gens te disent « c’est surréaliste » …
Laurent … oui mais comme on dit « c’est incroyable ». Mais ça, ça fait partie de l’art de peindre. Quand tu peins, tu ne cherches pas à représenter quelque chose. Ce que tu représentes, c’est un prétexte. C’est ce qu’on ne voit pas. C’est l’agencement de ce qui se voit qui fait qu’on ne voit pas ce que c’est. Peindre un pot de fleurs pour un pot de fleurs n’a aucun intérêt. Par contre s’il y a un pétale qui tombe, un truc qui traîne, une ombre particulière, ton tableau commence à raconter quelque chose, il commence à vivre. C’est la même chose que pour l’écriture ou n’importe quel art. Dans une phrase, il y a une syntaxe, un vocabulaire. Il faut trouver son écriture, son vocabulaire, trouver telles couleurs plutôt que d’autres, il y a des dominantes.
Jean-Jacques On retrouve une dominante dans tous tes tableaux.
Laurent La couleur va avec l’ambiance, la situation.
Jean-Jacques Tu produis beaucoup.
Laurent J’ai dû faire une trentaine de toiles depuis 2014. Ça prend du temps. Au début, j’essayais de mettre bord à bord. Maintenant je colle dessus et si ça ne va pas je remets. Un petit bout de papier c’est l’équivalent d’un coup de pinceau. S’il faut le reprendre, je le reprends. S’il tombe juste, très bien. En même temps il y a du travail sur le volume, l’ombre et la lumière. C’est ça qui rend le tableau vivant. Un collage classique, généralement, c’est plat. Ça reste une image. Par rapport à l’image classique, le collage comme je le pratique, ça bouge.
Jean-Jacques C’est ça qui crée l’illusion de la peinture.
Laurent Oui ça donne la vitalité.
Jean-Jacques Dans ce tableau il y a quatre, cinq ou six bleus !
Laurent Mais là tu passes deux ou trois heures pour faire juste le bonhomme. Pour chercher le bleu, quelquefois je pose ce bleu-là au hasard et puis je ne trouve pas l’intermédiaire, je repars, je change de bleu. Quand j’ai de grandes surfaces, il faut le prévoir pour ne pas être à court. Il m’est arrivé de prendre des petits bouts comme ça, de manière à ce qu’il ne m’en manque pas. Parce que c’est une couleur qui me plaisait, je la voulais là.
Marc (montrant la pile des magazines, dont certains sont ouverts à la même page) C’est ta palette finalement, tout cet étalage …
Laurent Voilà, c’est ça.
Jean-Jacques Il te faut un paquet de revues !
Laurent Tous les jeudis je vais à la sortie du métro, on distribue des gratuits. Au début j’étais parti avec des revues du genre Vogue, avec du papier plus épais, glacé. Alors que là le papier est mat, ça se ressent sur les derniers tableaux par rapport aux précédents.
Marc Il y a une revue en cinq exemplaires ouverts à la même page.
Laurent C’est pour obtenir la carnation. Il faut avoir de la matière, pouvoir faire des recherches. Je peux aussi bien l’utiliser pour faire une veste, c’est de la couleur pas forcément pour la chair. Je peux prendre un rose, un rose violacé qui est pris dans d’autres éléments, un fond de pub. L’amorce du pantalon rouge, ici, part de ce genre de recherche, tu ne l’imagines pas à l’origine. Mais quand je vois ça, je me dis « il y a ci et ça, j’ai des possibilités, ce rouge-là est un peu plus vif que là, déjà intermédiaire, je peux faire bouger le pantalon en lui donnant du volume, quelques plis ».
Marc Tu recherches les nuances et en même temps, par rapport aux nuances que tu trouves, ça te donne des idées pour d’autres traitements possibles.
Laurent Ça évolue au fur et à mesure de l’exécution.
Marc C’est vraiment étonnant parce que, quand on voit les palettes de peintres, les couleurs sont là. Bien sûr ensuite il y a plein de préparations, de mélanges, mais ça veut dire que pour toi, dans toutes ces ressources qui sont amoncelées là, il faut que tu mémorises : « j’ai vu cette teinte ici, ou là ».
Laurent J’ai le souvenir de telle teinte, seulement il faut foutre en l’air le paquet pour retrouver la teinte en question. Mais je sais que j’ai une couleur qui est là. Parce qu’à force de feuilleter les revues, je mémorise, mais ça fait partie du boulot. Comme le peintre sur sa palette, il veut avoir tel violet, il sait qu’il a pris tel bleu et tel rouge, il le mémorise.
Marc Sur ce tableau auquel tu travailles (le Tango), tu sais le prochain geste que tu vas faire ?
Laurent Tu vois, là j’ai fait un visage et puis un peu de chair, parce que je savais que vous alliez venir. La tête du bonhomme est à moitié finie. Quand je vais mettre deux points blancs sur le noir, les yeux et les sourcils et une oreille, le gars va commencer à vivre. Et puis je vais contraster un peu plus le visage. En général, je fais le tour et je fais les visages en dernier. Quand les visages seront faits, il n’est pas impossible que le vert devienne une autre couleur … C’est du gâchis peut-être mais ça fait partie du jeu … C’est la « dépense », comme disait Georges Bataille.
Ce que je fais, on ne peut pas dire que c’est de la « peinture naïve ». Même le naïf maîtrise le dessin, il a son truc à lui. Enfin, le vrai naïf. Naïf, c’est pareil, c’est employé à tort et à travers. Les gens disent que c’est naïf parce que ça ne leur convient pas. Mais les vrais naïfs, les Haïtiens, les peintres des pays de l’Est, c’est très beau.
Jean-Jacques J’aimerais bien faire un portrait de toi parce que, depuis qu’on est arrivés, tu as toujours tes ciseaux dans les mains. C’est impressionnant !...
Et tu fais de la sculpture aussi. L’Homme-poisson … Là, par contre, tu ne mets pas de peinture.
Laurent J’ai fait des tentatives, mais je tâtonne.
Jean-Jacques C’est en plâtre ?
Laurent C’est de la terre, de la faïence. C’est cuit au four. Je le fais chez les cheminots au bout de la gare Raynal, il y a une association de peintres. Il va me falloir de la place, j’ai deux sacs plein de sculptures, je ne sais plus où les mettre. Il me faudrait un hangar. J’ai envie de fabriquer des choses avec du papier, du carton, des fils de fer.
Jean-Jacques Il y a des ateliers à Toulouse.
Laurent J’aime bien les groupes pour échanger, mais après, dans le travail, j’aime bien être peinard. Des fois, je finis à trois heures du matin, je ne m’occupe pas de l’heure, je me lève le lendemain à dix heures, c’est pas un souci, j’emmerde personne. Je casse ma croûte sur un tas de papier puis je repars.
Jean-Jacques Et quand tu entreprends un tableau comme ça, c’est long, tu n’as pas hâte de finir, de le voir rapidement terminé ?
Laurent Non tu rentres dans un processus, il y a un truc entre toi et le tableau.
Marc Je reviens sur les visages : d’un tableau à un autre, il y a un traitement qu’on retrouve, une unité. Ils ont un air de famille, tous ces visages.
Laurent C’est vachement sympa ce que tu me dis, ça me plaît, ça veut dire que je déconne pas trop.
Jean-Jacques Pourquoi ? Tu as le sentiment de déconner ?
Laurent Oui, je dis toujours « il faut déconner mais sérieusement ».
Marc Tu as une façon de travailler sur le visage qui est très personnelle.
Laurent Ah parle-moi de Levinas !
Jean-Jacques Par exemple, tu vois, la femme avec le chien on pourrait croire qu’ils font partie de la même famille.
Laurent Oui il y a un échange. Mais c’est ce qu’il se passe dans la vraie vie. Tu as regardé des gens qui promènent leur chien ? Fais l’expérience, tu verras comme ils se ressemblent.
Jean-Jacques Tu nous as dit aussi qu’au départ il y a un dessin quand même.
Laurent Oui, le dessin. On revient toujours à la mémoire. Le dessin ce n’est pas « j’ai une chouette idée, je me la dessine ». Moi je dessine n’importe quoi. Tu vois, là (dans un des cahiers de dessins), ça ne ressemble à rien, c’est des bouts de bonshommes comme lorsque tu téléphones, tu gribouilles des trucs, moi je fais ça comme ça, je griffonne. Et puis à un moment le griffonnage devient quelque chose … (Laurent cherche dans ses cahiers) par exemple des petites bouilles …
Marc Qu’est-ce que c’est, toutes ces choses ? Des préludes, du travail d’entraînement, de préparation ?
Laurent Tu peux dire a posteriori que ça été préparatoire et que ça t’a amené à quelque chose. Tu vois le tableau que je suis en train de faire (le Tango), il y avait ça au départ. Des fois je reviens là-dessus (la pile de cahier de dessins). Je les refeuillette, il y a des mois entre chaque dessin …
Marc Ce sont différents états de quelque chose à quoi tu penses et qui est susceptible de devenir un tableau.
Laurent Oui, parce que plus tu le fais et le refais, plus tu es amené à travailler la composition. Au début, tu poses quelque chose. Comme un écrivain qui prend des notes, et ensuite il construit. (Laurent continue de feuilleter ses cahiers) Tiens tu vois ce dessin, il est là sur ce tableau. Il y a des choses que j’ai faites sur des bouts de papier, je passe une journée à reprendre tous mes papiers, j’étale les dessins que je veux garder, je les colle sur un cahier. Ces bouilles-là, tu peux en retrouver une sur un tableau, pas forcément tout à fait pareilles, elles sont proches mais elles ont des expressions particulières. (Laurent feuillette toujours ses cahiers)
Là, tu vois, on est loin du tableau où on les retrouve, il y a l’idée, mais après il y a une autre version.
Marc Mais c’est un travail de jour et nuit, ça !
Laurent C’est un travail sans fin. Mais quelquefois c’est aussi une info, un débat politique, j’écoute France Culture pendant que je bosse, des fois il y a des choses qui me font tilt mais j’en reste là. Après, certaines choses me reviennent parce qu’on en a parlé ailleurs ou on m’en a parlé. Je n’ai pas la télé, j’ai le regard vierge, je me fais mon cinéma …
Le dessin c’est utile aussi pour travailler l’ombre et la lumière, ce n’est pas que du graphique, la ligne claire. Quand tu as travaillé tout le temps des dizaines, des vingtaines de dessins, c’est quelque chose d’acquis ensuite quand tu peins, c’est juste agrandi et en couleurs.
Jean-Jacques Tu as travaillé les ombres, tu as déjà dans la tête l’emplacement de la lumière.
Laurent Oui, c’est un réflexe, ça te libère d’une certaine façon, tu n’as plus ce souci. Ça te permet de penser à d’autres choses, d’avancer, d’aller plus loin. Si tu es dans le souci du volume, de l’ombre et de la lumière et de rien d’autre, ça te freine. Il y a une sorte de simplification aussi. C’est un peu comme l’écriture. Tu veux raconter plein de choses avec mille détails, mais plus tu sabres et plus ta phrase est costaud. Si tu vas juste là où il faut et pas plus, celui qui regarde peut gamberger sur le reste, il faut lui laisser une place. J’anime des ateliers, je vois des gens qui passent trois mois sur des petits détails. Je leur dis « ne te regarde pas peindre ». Tu sens la jubilation qu’ils ont mais ils ne savent pas où ils vont. Dans le travail c’est pareil, si tu commences à te faire plaisir, plus tu en mets plus tu l’écrabouilles. Ça perd de la fraîcheur. Si tu reviens retracer sur ton trait, tu le bousilles, il perd de sa vigueur.
Jean-Jacques Il faut garder la finesse, et le geste, et le mouvement.
Laurent Dans la peinture, le geste est coulé en quelque sorte alors que pour moi, par rapport au coup de pinceau, il est presque décomposé. Il ne se réunifie que sur le tableau. Il y a un espace intermédiaire entre le geste et l’exécution, alors qu’avec le pinceau ils sont presque liés. Là, il y a comme un petit écart. C’est la technique qui impose ça. Ce sont les morceaux qui décomposent le geste.
Jean-Jacques C’est le cœur même de ta technique. Être capable de rendre un mouvement en assemblant des morceaux, en lui donnant une fluidité. C’est ce qui fait la richesse de ton travail. C’est pour ça aussi que ça donne l’illusion de la peinture. Celui qui regarde, dans un premier temps, ne pense pas à un collage.
Laurent Il y a l’illusion de la peinture parce qu’on est dans une autre conception du collage. Ce qui fait peinture, c’est qu’on n’est pas dans le plat. Tu prends le maillot du mec, là, il a le dos à l’ombre, il a le bide éclairé, le sol n’est pas uni, ça fait partie des mêmes fonds de pages que j’ai trouvés dans des magazines, que j’ai assemblés pour essayer de jouer … l’ombre est plus ou moins définie mais ça pose les personnages, ça suffit, et la lumière se balade un peu comme en été sous les arbres. Ça donne des aplats ou des touches comme tu l’aurais en peinture. Il y a comme un côté nerveux, il n’y a pas de vrais fondus, l’ombre des pantalons est franche, il y a un peu plus de dégradés sur le mollet mais dans l’autre sens un peu moins. Je ne suis pas dans la véracité, c’est le vraisemblable qui compte. Le vraisemblable est là juste pour te parler de quelque chose, il n’est pas là pour lui-même, le bonhomme n’est pas là pour lui-même, il est là pour te dire qu’il y a un barbecue, il y a des voisins, une interaction entre les personnages. Ça non plus ce n’est pas évident. Dans certains tableaux, les personnages ne marchent pas entre eux (sauf si c’est voulu), tu te dis « qu’est-ce qu’ils foutent là ? ». Si on veut un récit, il faut que ça fonctionne ensemble : là le personnage tourne le dos, lui il a l’air d’être ailleurs, chacun est dans son petit monde, mais en même temps c’est presqu’insensible, il y a une communication …
Jean-Jacques … ils sont ensemble …
Laurent … et pourtant chacun est seul, c’est la grande leçon de la vie, ça ! … c’est pour ça qu’il est nécessaire de boire un coup …
Jean-Jacques …oui les bouteilles sont à moitié vides …
Laurent Tu vois, l’attitude de la gamine, si tu l’as observée, dans les jupes de sa mère, tu l’as vu mille fois, ça. C’est fait avec rien du tout.
Jean-Jacques Donc toi, c’est le quotidien finalement qui t’alimente.
Laurent Oui, le quotidien proche mais aussi le quotidien élargi. Le monde. Par exemple ici, les baigneurs, des baigneurs du quotidien, mais c’est tellement bizarre que ça rejoint quelque chose de bizarre qui se passe à l’autre bout du monde. Toi tu entends ça d’une oreille distraite, tu te dis « vas-y toi, là » … tu vois, les migrants, ce mot bateau, enfin c’est un jeu de mots, ce mot pour ne pas dire … je ne sais pas … on colle une étiquette sur quelque chose et ça devient abstrait. Ce ne sont plus des humains qui coulent, qui souffrent, ou qu’on bombarde nous aussi avec les autres. Il y a des choses qui me chagrinent. Tu sais, maintenant, quand tu as du mal pour les autres … il faut positiver, il faut positiver mon pote, eh oui. Enfin, il n’est pas là pour positiver, l’artiste. Il positive son boulot, mais après, le monde, il faut qu’il le regarde. Bon, je dis ça par rapport à mon boulot, c’est un peu prétentieux, des mecs font ça dix mille fois mieux que moi. Je pense à Veličković. Un Serbe. Il a peint les guerres, c’est hallucinant et ce n’est que du vrai. J’ai vu une vidéo … des carrés très grands … à la plume … un pot d’encre de Chine comme ça … un dessin … nickel … d’une force … des rats qui sortent d’un vagin. Il est fou, il délire. Mais tu écoutes des récits de gens qui ont vécu ça, c’est exactement ça. Dans des photos de l’ex-Yougoslavie, tu as un terrain de foot, tu as des têtes dans un coin, comme des ballons. Et tu ne le crois pas. Et lui il a fait des tableaux, les derniers sur les bombardements de Belgrade par les Américains, les tableaux font trois ou quatre mètres de long, c’est du noir, du bleu, du rouge. Il y a eu une expo aux Abattoirs il y a deux ou trois ans. Il avait six ans au moment de la seconde guerre mondiale, il a vécu les bombardements, il en a pour le restant de ses jours, avec en plus la guerre en ex-Yougoslavie. Il y a un autre peintre du même pays, Dado, on voit des tableaux de lui aux Abattoirs dans la collection Cordier. J’avais vu une expo au musée de Montauban il y a une trentaine d’années. Tu tombes raide. J’aime bien ces gens-là, Otto Dix aussi, ce sont des gens qui ont vécu les mêmes choses.
Jean-Jacques Ça voudrait dire que, dans tes personnages, il y a ce sens du tragique ?
Laurent La vie est tragique, tu sais que tu vas casser ta pipe, c’est déjà quelque chose, ça participe du tragique de la vie ! Au sens grec, si tu veux. Pas comme on peut le dire « on m’a piqué ma bagnole, c’est une tragédie – arrête tes conneries »
Jean-Jacques C’est pour ça que tout à l’heure tu disais « ça fait rire et après on rit jaune ».
Laurent Ça joue entre les deux. S’il n’y a pas le tragique les personnages ne vivent pas.
Jean-Jacques Tes personnages ne sourient pas.
Laurent Euh … non, pas vraiment. Ils essaient …
Jean-Jacques Il y a un rictus, c’est ça qui donne le tragique.
Laurent Oui … certains sont entre les deux. On se demande ce qu’ils foutent là.
Jean-Jacques Ton travail correspond à tout un vécu, toute une histoire. Pour arriver à ces collages, il y a toute une trajectoire.
Laurent Au départ c’est presque un coup de hasard.
Jean-Jacques Palimpseste … c’est ça le hasard.
Laurent Palimpseste, oui. Pourquoi j’ai pris du collage pour Palimpseste ? Il y a vingt ans il y en avait partout. Dans toutes les galeries tu avais des gens qui gribouillaient sur des toiles, qui faisaient des écritures, qui repassaient dessus. Je me suis dit que je ne pouvais pas faire ça. Il fallait me décaler, trouver autre chose. Les thèmes, aux Méridionaux, ça me plaît, ça oblige à chercher, on se conforme au thème sans vraiment s’y conformer. Je te fais croire que j’y vais, mais je vais te montrer autre chose. C’est un jeu. Et créer, c’est un jeu. Le plaisir est à la fin, ou pas … Quand tu as fini, tu regardes ton tableau, il te récompense, c’est un grand bonheur, profond. Bon, après, calme-toi. C’est un peu comme les artisans quand ils ont fini un meuble.
Entretien réalisé le 24/01/2017 à Toulouse
Tous ces visages
Les visages de tous ces gens
Qu’ils dansent farouchement le tango
S’hypnotisent dans le halo de la télé
Ou mettent le feu au barbecue
Des visages d’un étonnement fatigué
vaguement inquiet
S’attendant à on ne sait quel pire
Un pire toujours vraisemblable
Des visages ensommeillés
éberlués résignés
accablés fourbus
Ou tout simplement absents
À eux-mêmes et aux autres
Sourcils haut placés
paupières tombantes
Deux points blancs sur le noir des yeux …
Il semble que ce soient les voisins
Les gens dans la rue dans l’autobus au stade
Des gens qu’on ne connaît pas
Mais qu’on connaît quand même
Des fois qu’on s’y reconnaîtrait
Ils ont l’étrangeté d’inconnus
qu’on a pourtant déjà rencontrés
Juste le temps d’un voyage de nuit
On ne sait d’où vers où
On se laisse transporter par la vie qui dort
L’autre est là tout près très loin
Seules veillent pour rien les montagnes argentées
Sous une lune insomniaque
La violence et la folie ne sont jamais bien loin
Un type qui n’a l’air de rien
Étrangle négligemment sa prochaine
Dans une embardée folle où tout s’envole
Mais ne serait-ce pas qu’un mélodrame ?
Le désastre du monde gronde sur la plage en papier
Au bord de la mer taillée à coups de ciseaux
sous l’orage des oiseaux noirs
Des faces éclatées valdinguent
dans la centrifugeuse de la guerre
Et voilà que le souvenir revient
Des têtes sans visage
Comme des ballons rassemblés
Sur un terrain de football de l’ancienne Yougoslavie
Noir bleu rouge
La peinture a la force de donner figure à la douleur
Et laisser une cicatrice dans la mémoire
de qui la regarde
Par la science exacte des ciseaux et de la colle
La mémoire infaillible des couleurs
Le volume le mouvement l’ombre la lumière
Se transmute le fouillis
des images de futilité
étalées par terre en tous sens
Tandis que dans les cahiers en piles sur la table
Les dessins essayent répètent et élaborent sans cesse
D’innombrables têtes et silhouettes
que nous reconnaîtrons plus tard
Mais surgissent aussi des foules loufoques
Une dernière tournée soûlographique
Une séance de torture violemment éclairée
rehaussée d’ombre et de sang
Toutes scènes qu’une narquoise mélancolie
Nous aura quelque peu épargnées
Dans ces tableaux où papiers collés
Et peinture ne font plus qu’un
N.B. citation en italique :
à propos de Veličković, vidéo FR3 de présentation de l’exposition « Un corps inattendu » (FRAC Auvergne, 2011)
Marc Nayfeld