Photo de Toulouse

Philippe VERCELLOTTI

Vercellotti

Un quartier de maisons basses, labyrinthe de petites rues silencieuses. Quelques villas anciennes, endormies à l’abri de leur jardin.
On entre par le garage, puis une courette, on est devant l’atelier, tout à côté de la maison de famille. C’est ici un lieu qui appartenait à l’arrière-grand-mère du peintre, elle vivait là, c’était tout petit, il y avait une autre pièce qui a été démolie. Et quand elle n’a plus été là, c’est resté un débarras. On y stockait plein de choses, il y avait encore les vieux meubles de la grand-mère, c’est devenu un espace de jeu du temps de l’enfance. Certains objets sont toujours là, et sont aussi dans les tableaux. Philippe est resté au même endroit, il peint des souvenirs vrais et imaginaires dans un lieu où il y a de vrais souvenirs. Il pourrait peindre ailleurs, mais le fait d’être là, il est dans son univers.
Dans l’atelier, le chevalet se tient bien au milieu. Un tableau est installé, en cours de réalisation. Une entrée de maison, un seuil, un espace – abandonné ? mystérieusement habité ? en attente d’une nouvelle présence ? – ouvre sur d’autres espaces lointains.
Les autres tableaux, de toutes tailles, regardent vers l’intérieur de la pièce, offerts à la vue du peintre, et des visiteurs.


Vercellotti

Jean-Jacques Tu crées un monde, un univers … il y a une cohérence incroyable dans ta peinture, on retrouve des thèmes, des couleurs…

Philippe Je n’ai pas la volonté de ça. On fait, on voit ensuite la cohérence. Mais je ne m’interdis pas de me répéter, j’ai fini par le comprendre, alors qu’au début on veut faire du nouveau. Alors qu’en art tout a été fait depuis très longtemps. C’est en creusant dans ce qu’on fait qu’on fait des choses que d’autres ne font pas. Mais il ne faut pas le chercher, il faut faire. Je retravaille sur ma propre matière en permanence. Tout a évolué grâce à cela. Je tire un fil, toujours le même tableau, mais jamais le même. Toujours les mêmes objets, toujours le même univers.

Jean-Jacques Tu explores au maximum cet univers. On retrouve à chaque fois des éléments mais à chaque fois aussi il y a quelque chose de nouveau. Et puis il y a de l’humour, de nouvelles nuances, et on fait des découvertes en permanence.

Philippe J’ai le même processus quand je travaille. Je ne fais pas d’esquisse, pas de dessin. Quand je commence, je ne sais pas où je vais. Il y a une idée vague, un petit croquis au stylo quelquefois. Cela m’ennuierait d’avoir l’impression de faire deux fois la même chose en quelque sorte. Donc je le fais directement. Comme je travaille à l’acrylique, cela me permet d’improviser en permanence. A l’huile, il y a du dessin qui est dessous, et cela suppose de savoir ce qu’on va faire. Il y a des contraintes à respecter, du séchage, etc… L’acrylique, ça sèche tout de suite, c’est indélébile, ça ne part plus. Au bout de deux minutes c’est sec, tu peux repeindre dessus. Tu peux refaire sans arrêt, il peut y avoir plusieurs couches de peinture, ce n’est pas grave. Cela me permet d’improviser en permanence. Quand je peins, à la base, il y a une idée, mais c’est surtout l’envie de « barbouiller ». Je m’en aperçois de plus en plus : étaler la peinture, je me régale à faire ça.

Vercellotti

Jean-Jacques C’est surprenant ! Quand on voit la finesse de ton travail !

Philippe Bien sûr il y a le désir de créer des images. Mais c’est le plaisir d’étaler la peinture. Et puis je me raconte une histoire. Je me dis « il pourrait y avoir une étagère, peut-être un bateau, et puis non un avion ; et s’il y a un avion, il y une aile qui peut monter, ça va me faire une ligne… ». Je commence à me raconter une histoire de composition avec des objets. Mais je ne sais pas ce que je vais raconter. Ce que je fais n’est pas l’illustration de quelque chose. Ça ne décrit pas quelque chose de précis. Tout vient en même temps.

Jean-Jacques Quand je vois tes tableaux, j’ai en effet le sentiment qu’il y a une histoire, une histoire qui a été vécue, une histoire de l’enfance. On a l’impression que tes jouets d’enfance ressurgissent et que tu les remets dans un contexte de maintenant, tu re-crées des souvenirs.

Philippe Oui, et je m’invente aussi des souvenirs. Quand j’étais enfant, je faisais des maquettes d’avions, de bateaux, des marionnettes… Je faisais des choses articulées, j’étais un bricoleur, et tout ça je le refais dans mes tableaux. Et au même endroit.

Jean-Jacques J’ai l’impression, avec tes tableaux, de remonter le temps. Tes souvenirs sont tellement riches quand tu les recrées qu’on peut retrouver nos propres souvenirs. Quand tu peins le carrelage par terre, pour moi ça me rappelle le carrelage qu’avaient mes grands-parents chez eux. Cela permet à celui qui regarde tes tableaux de se replonger dans ses propres souvenirs. Et aussi d’en recréer d’autres.

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Marc Et l’horizon maritime, très présent ?

Philippe Il n’y avait pas la mer au début, et puis peu à peu est venue une ouverture dans le haut du tableau. Il y avait un autre espace, incertain, une teinte verdâtre. Je ne savais pas si c’était un ciel ou l’intérieur d’une autre pièce. Petit à petit, ça s’est un peu transformé, et il y a du ciel qui est venu, l’horizon qui est apparu, et la mer, et les bateaux aussi qui venaient. Peu à peu la mer a pris de plus en plus de place.

Jean-Jacques On sent qu’il y a du passé dans tout cela.

Philippe Mais ce n’est pas une nostalgie dramatique. J’aime bien aussi donner beaucoup de couleurs, la couleur est importante. Parce que je pourrais travailler la couleur dans cet esprit de nostalgie mais avec des couleurs plus réalistes, des gris…

Jean-Jacques On trouve souvent les mêmes couleurs.

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Philippe Les endroits abandonnés, c’est plein de poussière, c'est gris le bois est verdatre, il n'est pas orange ou jaune comme je le représente.

Jean-Jacques Le vert, on le retrouve presque tout le temps. Le jaune aussi, l’ocre…

Philippe Le vert était déjà présent dans mes premiers tableaux mais de façon plus sourde.

Jean-Jacques J’ai connu Jean-Jacques Corneille. A chaque fois que je vois tes tableaux je pense à lui.

Philippe Il y a un lien par la facture, le côté réaliste, et il y a le trompe-l’œil. Mais moi je ne fais pas vraiment du trompe-l’œil. Lui faisait du « vrai trompe-l’œil ». La particularité c’est qu’il travaillait à partir des objets qu’il avait devant lui. Il ne pouvait pas peindre sans avoir de modèle. Alors que moi c’est l’inverse. Je travaille sans aucun modèle. J’invente même certains objets. Lui faisait résolument du trompe-l’œil, c’était du trompe-l’œil traditionnel. Il prenait des boîtes, des objets empilés, avec un éclairage, un spot pour avoir des ombres très fortes. Il fait partie des peintres que j’ai découverts chez Simone Boudet quand j’ai commencé à exposer.

Jean-Jacques Je trouve que vous êtes proches.

Vercellotti

Philippe Proches mais différents. Je dis souvent que je fais du faux trompe-l’œil. C’est à la manière du trompe-l’œil, mais pas dans le but de tromper l’œil. Il y a des effets de trompe-l’œil, les ombres sont à peu près respectées. Mais le vrai trompe-l’œil doit tromper jusqu’au moment où on se casse le nez. C’est très rare, très peu y arrivent. Mais souvent le trompe-l’œil n’est que ça. Cela ne raconte pas d’histoire. On choisit un thème, la mer, une carte marine, ça tend vers le didactique, mais on ne raconte rien d’autre. Moi je l’utilise mais pas tout à fait, ce n’est pas hyperréaliste non plus. C’est une sorte d’hyperréalisme si l’on veut, mais comme le concevaient les primitifs flamands. Ils faisaient des choses très réalistes, mais ce n’était pas « de la photo » ou l’hyperréalisme américain. Ils recréaient un univers. Tu vois que c’est très réaliste, les personnages sont très bien figurés, la peau est géniale, mais on voit bien que ce n’est pas vrai, que c’est de la peinture, que cela a le caractère de la peinture, c’est ça qui m’intéresse.

Jean-Jacques Tu te situes dans un entre-deux.

Philippe Un entre-mille !

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Jean-Jacques Cela permet aussi à celui qui regarde de partir aussi dans l’imaginaire. Parce que si c’était seulement du trompe-l’œil, quand l’effet est fini on s’arrête là. On n’admire que la performance.

Philippe Oui, c’est un prétexte. Les gens qui apprécient mon travail entrent dans le tableau chacun par un bout différent.

Jean-Jacques J’ai toujours senti dans tes toiles un humour. Un humour très subtil, qu’il faut aller chercher. Ce n’est pas le tableau qui a l’humour, c’est le peintre. Ça c’est un régal.

Philippe Pour ceux qui entrent bien dans mon univers, oui c’est un régal mais il faut trouver la clé, un passage. Souvent quand on fait des conférences, par exemple avec Le Pestipon, cela permet à des gens de faire des découvertes. Les gens qui avaient un tableau chez eux ne l’avaient pas encore vu.

Jean-Jacques Il y a une ambiguïté, parce que c’est tellement précis, construit, fin, qu’on est à la fois dans les souvenirs, le rêve, l’entre-deux, mais dans une description au scalpel.

Vercellotti

Philippe Je suis en train de faire ce tableau [installé sur le chevalet], je peins d’après d’autres tableaux, mais pour l’instant on ne sait pas trop ce qu’il y a à l’intérieur, c’est un peu flou, je ne sais pas ce qu’il va y avoir, je ne sais pas comment cela va se passer. C’est en barbouillant que les choses viennent. « Barbouiller » c’est le fait d’utiliser la matière et tout d’un coup on le jette. Il y a un trait ici, tiens je vais faire un petit tableau, ou là je vais faire une étagère (c’est un peu les mêmes objets qui reviennent). Tout cela va ensuite créer une histoire, mais je ne l’ai pas, l’histoire. Comme certains romanciers écrivent sans savoir ce qui va venir. Je sais que certains commencent par la fin et le début, et après il faut « remplir ». Mais je crois qu’on ne maîtrise pas trop ce qu’on va faire, et tant mieux parce que si tu maîtrises tu ne fais plus qu’illustrer quelque chose. Si j’ai une idée, si je la suis de façon trop précise, je sais qu’au bout d’un moment je vais dévier.

Jean-Jacques Et comment ça vient l’idée alors ?

Philippe J’en sais rien !...

Jean-Jacques Mais si ! Tu travailles sur bois, non ? Sur quel bois ?

Philippe Du contreplaqué. Tu vois celui-là, par exemple, qui met en scène un naufragé. Victor, c’est un personnage qui revient. Quand j’ai commencé le tableau, je n’avais pas l’idée de faire le naufragé, ce personnage-là avec sa cabane. J’ai eu l’idée de ce mur, avec l’ouverture sur la mer, une étagère, je ne savais absolument pas ce qui allait se passer. Il y a une carte marine, Victor un peu barbu. Et puis finalement l’ouverture n’en est pas une, parce que si on regarde de plus près c’est une toile qui est clouée sur le mur, donc on se dit qu’il n’y a pas d’espace, tout est frontal.

Vercellotti

Jean-Jacques Mais là c’est un jeu, tu joues avec celui qui regarde.

Philippe C’est un jeu, mais l’idée de faire tous ces rapports n’y est pas au début, c’est en le faisant. Quelquefois c’est à la fin. Si je n’avais pas fait ces clous, là, et la petite ombre de la toile qui brille un peu, ç’aurait été une ouverture. Bon, eh bien, les clous, je les aurais peut-être faits juste à la fin. Et le fait de les faire à la fin, ça change complètement l’histoire. Donc souvent c’est au dernier moment qu’un élément arrive…

Jean-Jacques … qui bouleverse l’histoire, qui lui donne un autre sens.

Philippe Jusqu’au bout je ne sais pas trop, je peux encore changer. Je regarde mes tableaux, ils peuvent rester longtemps comme ils sont. Certains tableaux ont une histoire un peu entre eux. Je peins souvent des entrées de maison, des seuils. Il y a des portes souvent.

Jean-Jacques Souvent il y a des portes qui ouvrent sur une pièce qui elle-même donne sur un autre horizon. Là aussi, dans le tableau sur le chevalet, tu as joué : est-ce un cadre ? une fenêtre ?

Philippe Oui pour l’instant, mais il va y avoir une autre réouverture. Je peux très bien m’amuser à faire une ligne, avec une petite ombre dessous, un pied de chevalet qui passe, qui ferait que tout ça serait un grand tableau posé. Tout d’un coup, tout ce qu’on a vu ne redevient qu’un tableau.

Jean-Jacques Cela veut dire que tu inventes à chaque fois des plans.

Vercellotti

Philippe Un élément simple peut tout d’un coup remettre sur un plan la « totalité » de la perspective, en mettant simplement une petite ombre avec un bout de truc déchiré en bas.

Jean-Jacques Et ça, ta ficelle ? Pourquoi tu as mis une ficelle ? [accrochée en plein milieu du tableau]

Philippe La ficelle sert à construire la perspective [Philippe déplace la ficelle sur le tableau]. Tu vois, il y a une « fuite » vers le carrelage.

Jean-Jacques Oui, tiens-là la ficelle, je voudrais faire une photo avec.

Philippe Moi quand je travaille, je suis assis et la ficelle je peux l’amener là où on se trouve. Je peins assis parce que si je veux placer un objet situé dans la perspective, je ne m’emmerde pas avec de grandes règles, des trucs de précision, tout ça est très intuitif et rapide. Là, tu vois, c’est simple, on est frontal, il y a un point de fuite…

Jean-Jacques … c’est de la peinture au cordeau…

Philippe Ce ne sont que des repères.

Jean-Jacques Mais tu l’as trouvé où, ça ?

Philippe Tout le monde le fait !

Vercellotti

Jean-Jacques Ah oui ? Je ne connais pas trop de peintres qui mettent une punaise au milieu de la toile pour fixer une ficelle !

Philippe Je ne suis pas très technique, mais je place mes points de fuite avec cette ficelle et une baguette. Tous les peintres qui font de la perspective dans leurs tableaux le font plus ou moins.

Jean-Jacques Je n’avais pas pensé à ça. Comme il y a une ficelle dans le tableau, je pensais que tu peignais la ficelle !

Philippe J’aurais pu la peindre en trompe-l’œil…

Jean-Jacques Et tu penses que les peintres anciens utilisaient ce genre de technique ?

Philippe Oui pour les fuyantes. Dès que la perspective a été découverte, à la Renaissance, on faisait aussi des tracés, des dessins. Je construis la perspective de façon assez intuitive, et après je corrige. Je ne pars pas d’une construction mathématique, avec des points, etc. Je fais mon tableau et au bout d’un moment, je me dis « tiens, là, si on commence à avoir des perspectives, il va falloir calculer un peu, qu’elles ne soient pas trop déformées, que ça ne fasse pas un truc bizarre ». Mais souvent je n’ai pas à corriger beaucoup, parce qu’à force l’œil est exercé. Parfois j’utilise des perspectives exagérées pour avoir des dynamiques un peu plus fortes, et alors je suis obligé de rajouter des objets qui cachent les zones d’aberration. C’est de la bidouille. Et si on reprenait vraiment la construction du tableau, on s’apercevrait qu’il est faux. Je mets un maximum de possibilité pour l’œil, parce que, en perspective, si tu vas trop loin pour l’œil, tu as des aberrations, et pour les éviter, moi je cache. C’est de l’esquive en permanence pour conserver parfois des fuyantes un peu plus fortes.

Vercellotti

Jean-Jacques Ça, tu l’as appris aux Beaux-Arts ?

Philippe Oui, mais aussi en pratiquant. Encore une fois, je ne suis pas un grand technicien. Les peintres qui passent des plombes à faire des théories sur les couleurs, la perspective, m’emmerdent. Comme sur le nombre d’or. Chez moi le nombre d’or y est, de façon intuitive. Quand j’imagine bien, je sais que je ne suis pas loin des proportions. Certains commencent par les proportions, les calculs, et ensuite ils appliquent leur tableau là-dessus. J’ai fait beaucoup de photo quand j’étais au lycée, avec un bon prof, et la photo m’a beaucoup appris, sur le cadrage, la composition. A l’époque je lisais aussi le traité de la peinture de Leonard de Vinci, où il dit qu’il faut travailler de façon très intuitive, ensuite on observe et on voit si ça marche. Mais ne pas procéder à l’inverse. Je fais moins appel qu’au début à un travail sur la réalité. Je le faisais : voir les objets, les dessiner, faire des esquisses. Maintenant je peins directement, parfois je bidouille longtemps pour trouver la forme qui me va. Je transforme, il y a beaucoup de transformations. Ce tableau sur le chevalet est en cours, je prévois de le terminer en 2017 pour un salon à Paris. Je sais que j’aurai le temps d’y travailler, je l’ai commencé il y a un moment déjà.

Marc Donc c’est en prenant le pinceau que tu vas peu à peu « inventer » le tableau ?

Philippe Pour l’instant c’est un tableau vide. Comme je ne sais pas trop ce que je vais faire « dedans », je travaille sur l’extérieur, je fais le support, et à force de bidouiller le support quelque chose va venir. Quand, je n’en sais rien. J’ai plein de possibilités… Si ça se trouve, je vais le transformer entièrement. D’habitude, j’ai beaucoup de tableaux en chantier. Je vais en commencer une quarantaine en même temps pour une expo à Toulouse en mai 2017. Bien sûr j’expose aussi d’anciens tableaux comme prochainement à Villeneuve -Tolosane au Majorat.

Vercellotti

Jean-Jacques Celui qui regarde ne peut pas dater tes tableaux.

Philippe Sauf peut-être les plus anciens, les premiers que j’ai faits. Ici, il y en a un de 1990, là de 1999, et cet autre de 2014. C’est différent, mais je me rends compte que ce ne l’est pas tant que ça. Beaucoup de thèmes et d’objets sont déjà là. Les couleurs sont différentes. Il n’y a jamais de noir.

Jean-Jacques Et la clarinette ? [exposée à côté d’autres objets]

Philippe J’en joue un peu, du saxo aussi. J’aime bien les instruments, j’en ai souvent mis dans mes tableaux.

Jean-Jacques Tu travailles assis ?

Philippe Oui, ou debout quand le tableau est grand. Mais je ne travaille pas dans de très bonnes conditions, je dois changer la chaise, elle est cassée…

Marc … c’est la chaise de Glenn Gould…

Vercellotti

Philippe J’en avais une autre qui s’est cassée aussi, il faut que je m’achète un truc bien. Le fauteuil que j’avais avant, il vous aurait plu. Il avait deux accoudoirs, il était plein de peinture, tout déchiré. Quand j’ai un truc à roulettes qui marche bien, ça permet le recul. Quand tu as fini de travailler, tu te pousses des pieds et tu vois ton travail de loin. Donc je me lève quand je veux voir. Ce que j’utilisais, c’était le miroir, pour voir le tableau à l’envers, le tableau mis lui-même dans tous les sens, souvent renversé. On le voit autrement, c’est intéressant. Maintenant il faut que j’aie vraiment de gros doutes pour prendre le miroir. Avec le miroir on voit vraiment que ça cloche. Mais parfois, un truc qui cloche, c’est bien, je m’en suis rendu compte. Alors quand ça bloque je transforme, mais de peur de tout casser, au lieu de continuer, je mets le tableau de côté, quelquefois trois mois, je n’y retouche plus. Je fais d’autres tableaux entre-temps et quand je ressors ce tableau qui n’a pas bougé, qui est inachevé, je le reprends, et il est presque fini parce qu’entre-temps j’ai comblé l’espace de ces trois mois d’autres tableaux qui m’ont amené à une composition qui elle-même mène à ce tableau. Je considère finalement que j’avais fait ce tableau avec trois mois d’avance. C’est pour ça que je ne pouvais pas le maîtriser, j’étais décalé dans le temps. Comme si j’étais en train de peindre un tableau que je n’exécuterai en réalité que l’année suivante. Souvent c’est un des meilleurs. Il faut aussi que j’aie fait d’autres tableaux pour voir celui-là avec un autre œil. Au fond, je l’avais fait « trop tôt ». C’est curieux parce qu’au moment où on le laisse inachevé, on se dit qu’on n’en fera rien. C’est la surprise, c’est l’intérêt du travail, on ne sait pas où on va. En général, j’ai très peu de tableaux inachevés. Tout ce que je commence arrive un jour à achèvement.

Jean-Jacques Cela veut dire qu’il n’y a pas de déchets, parce qu’il n’y a pas d’idée préconçue, mais une histoire qui est toujours en route, toujours perfectible.

Philippe Oui, j’ai souvent des tableaux que je reprends un an après, même des tableaux que j’ai déjà exposés, ça permet d’y retravailler, des tableaux qui ont trois ou quatre ans, j’en ai marre de les voir comme ça, je me dis que quelque chose manque, et ça repart. C’est la raison pour laquelle je travaille à plusieurs tableaux en même temps. Un tableau peut en alimenter un autre, c’est sans doute ça qui crée l’unité. Le maximum que j’ai fait, l’an dernier, c’était pour préparer une expo entière en même temps. J’ai commencé, je savais que j’avais un an et demi pour les faire. J’ai coupé les panneaux, de toutes tailles, sans savoir ce qu’il allait y avoir dessus. J’ai barbouillé les quarante tableaux en quinze jours, il y avait de la couleur sur tous les tableaux. Sur l’un il y avait du ciel, sur l’autre il y avait une boîte. Petit à petit l’un a pris un objet, sur l’autre ça devient la mer, le ciel. Les tableaux sont montés de front, et un mois et demi avant l’expo aucun n’était fini. Ils se sont tous finis quinze jours avant l’ouverture. J’ai de nouveau un projet semblable pour une prochaine exposition.

Vercellotti

Entretien à Toulouse, 22/01/2016

Vercellotti

Le tableau en cours d’élaboration se tient au milieu de l’atelier. Philippe prévoit de le terminer « d’ici 2017 ». Il voit ce tableau, en allant et en venant, en s’affairant ou en ne faisant « rien ». Il croise du regard les autres tableaux qui sont tous tournés vers l’intérieur de l’atelier, qui veillent sur la gestation du tableau prochain. Comme assistent à sa naissance les nombreuses choses qui accompagnent le peintre dans ses cheminements : maquettes de bateaux, photos de tableaux disposées sur une table pour une prochaine expo, ou accrochées pêle-mêle au mur, clarinette, bibelots divers et parfois inconnus du visiteur, tableaux de peintres admirés, compas et équerre en réalité et en tableau, photographies, dessins, disques vinyles, livres, pinceaux, crayons, baffles, bob, lunettes de soleil, voitures modèles réduits, carte routière, portrait d’un chat (cousin de celui qui vous observe dans les tableaux ou le même ?), soldat de plomb… Et tout le matériel pour l’acrylique, et la palette et le fauteuil à roulettes déglingué. Et la moto ! Les maîtres de la pratique littéraire de la liste pourraient prolonger. Perec par exemple, dont « La disparition » se tient entre un ouvrage consacré à Balthus et un traité consacré à l’alchimie.
On ne sait d’ailleurs pas toujours si ce sont des objets de notre espace commun ou si certains ne font pas déjà partie d’un tableau posé là. Le petit personnage genre Pinocchio métallique coiffé d’un entonnoir pourrait bien exister dans l’entre-deux.
Derrière le tableau installé sur le chevalet, on voit au fond, suspendu au mur, un autre tableau qu’on peut considérer comme provisoirement achevé. C’est un intérieur où règne une silencieuse lumière orangée (alors que le tableau commencé présente un jaune strident). Cette fois la porte-fenêtre est ouverte et un chemin part directement vers la même corniche et la même mer. Un livre, posé sur une table qui nous est déjà familière (et qui porte le non moins familier bateau, il y en a d’ailleurs un deuxième), un livre occupe négligemment deux espaces inconciliables dont on ne se demande plus lequel est « le vrai ». D’autres signes montrent, comme pour d’autres œuvres et celle sur le chevalet, que ce que nous voyons est toujours-déjà (ainsi que parlent les philosophes) une représentation de représentation, une représentation au carré en quelque sorte. On peut bien sûr continuer de la sorte assez longtemps puisqu’un tableau figure à l’intérieur de celui-ci, avec une autre mer.
Le visiteur comprend bien que l’espace du tableau en devenir, fallacieusement à l’abandon, va peu à peu être habité. Nous avons maintenant des ressources en lexiques picturaux vercellottiens pour imaginer quelques-uns de ces futurs habitants. Philippe le sait, sans le savoir toutefois, car seul le pinceau le lui révèlera. Et peut-être la moto de 1955, qui faisait la route du lycée, et qui garde l’espace entre les deux tableaux, a-t-elle son idée sur la question.


Tirer un fil
Toujours le même tableau jamais le même
Toujours les mêmes objets toujours le même univers
Et nouveau toujours
Ne pas savoir où ça s’en va ce qui va arriver
Comment ça va se passer
Barbouiller
Bidouiller
Etaler la peinture
Se raconter une histoire mais laquelle
Ici il pourrait y avoir
Une ligne une ombre nouvelle là
Les tableaux se racontent des histoires entre eux
Les laisser se côtoyer échanger leurs réminiscences
Il n’y a que le tableau dans le tableau qui mène à la plage le long des palissades
Une alchimie discrète va transmuter des songes qui semblent se répéter
Les maquettes sont devenues des images
Et tous ces bateaux
Inachevés ou alors qui ont trop vécu
Peut-être auraient-ils navigué ou
Ils ne sont jamais partis
Ils ne peuvent plus partir il y a des trous partout
Les avions souvent
Il leur manque une aile
On part ou
On ne part pas on est arrivé mais
On ne peut plus repartir
La mer
On ne sait pas si c’est la mer
Peut-être de la peinture dans l’espace du tableau
Rien que du bleu pour une ouverture
Mais ça peut encore devenir du ciel
Tout cela est un jeu
Je fais des choses mystérieuses qui me parlent pourtant si peu à moi
Ce sont les autres qui me l’apprennent
Où est la clé où est le passage je m’en amuse
J’esquive
Je cache
Et d’ailleurs d’ouverture
Il n’y en aura pas finalement
Tout ce qu’on a cru voir n’était qu’un tableau
Ce seuil offert au cœur de l’atelier
Au numéro 102
S’ouvre à tous les vents qui ne se sont jamais levés
L’horizon lui-même n’est qu’une fiction
Les fenêtres battent sans bouger
Cet abandon ce délabrement une apparence élémentaire
Quelque chose dans cette solitude
Attend l’enfance et le retour de ses figurines obligées
Déjà il y a le carrelage des anciens jours
Déjà une ultime corniche et dès l’entrée une palissade
La table s’apprête pour les futurs fourbis
Ils retrouveront le bateau dès maintenant en cale sèche
Il faudra seulement se rappeler que tout cela
Est cloué d’incertaine manière
Entre brique et bois

Mais la maison est ouverte
Quelqu’un reviendra


Marc Nayfeld

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