Il suffit de traverser la rue. Dès l’entrée, Le Météorologiste toise le visiteur, avec sa grenouille et son parapluie parfois tombé par terre à cause du dernier coup de vent et qu’il faut replacer dans la main entrouverte. Devant la porte, un coq monumental, spirale solaire, tourne impérialement la tête vers nous. Un peu plus au fond, la future galerie en chantier. Car Bernard Lafon – Darius – n’arrête jamais. Quand il ne sculpte pas, il s’active comme maçon et charpentier pour aménager un nouvel espace à ses œuvres. On contourne la maison et, sur la droite, s’ouvre l’atelier où séjourne quelques sculptures emmaillotées, couvertes d’un plastique ou déjà rendues à elles-mêmes dans leur apparence définitive, au milieu de l’outillage familier. Devant l’atelier, à l’extérieur, un premier groupe de statues sont rassemblées, notamment l’enchevêtrement des chaises communardes de La Barricade et, témoignage d’une douleur plus intime, La Déchirure. On poursuit et on arrive dans un espace dessiné aussi par Darius, un jardin de verdure avec bassins et cascades où se tiennent en guet de nombreuses autres sculptures. C’est le vœu de leur auteur : qu’elles vivent dehors, au soleil, au vent, à la pluie.
Jean-Jacques Quand as-tu commencé la sculpture ?
Darius J’ai commencé quand j’ai rencontré le peintre Van-Den-Plas à Cahors. Il avait fait une exposition, je ne le connaissais pas. J’avais 17 ans, j’étais lycéen à l’époque. Je m’arrêtais souvent dans cette galerie, il y avait en vitrine des sculptures africaines. Ça m’avait beaucoup interpellé, je passais puis je revenais. Chaque fois que je revenais du lycée, je m’arrêtais. Un jour, il y était. Il m’a fait entrer, je lui ai posé des questions, on a parlé, en plus il était marrant comme tout. Je lui ai dit que j’étais fasciné par ces sculptures, il m’a proposé d’en voir d’autres chez lui. Il habitait déjà à Saint-Cirq-Lapopie. Il avait ouvert un atelier-galerie d’art, et il m’a montré certaines de ces sculptures. C’était vraiment fascinant. J’ai dit « j’aimerais bien faire des sculptures comme ça », il m’a dit « eh bien tu viens, je te montrerai comment travaillaient les Africains ». Et pendant six mois, je suis allé chez lui tous les week-ends.
Jean-Jacques Il était d’origine belge, je crois.
Darius Oui, mais il avait vécu au Congo belge. Il avait des plantations de coton. Quand il y a eu la révolution, il a été obligé de partir. Il peignait déjà là-bas, il travaillait beaucoup la peinture et la sculpture. Voilà, ça ne marchait pas mal, j’avais fait pas mal de sculptures. Ensuite, il m’a dit que si je voulais aller plus loin, je pouvais rencontrer Bourget, un prof de l’École des beaux-Arts de Paris qui enseignait le dessin et la sculpture. On était allé le voir, il n’était pas très chaud parce qu’il était à la retraite. Mais Van-Den-Plas lui a dit que j’étais vraiment très motivé ! Bourget aussi était à Saint-Cirq, il y avait de nombreux artistes dans ce village. J’ai commencé avec lui. Il m’a dit « je risque d’être un peu dur avec toi, mais si tu veux vraiment faire de la sculpture, il faudra que tu acceptes ma façon d’enseigner ». C’est vrai que sa façon d’enseigner était assez rigide : d’abord le dessin, mais le dessin pas « torché », le dessin de sculpteur.
Jean-Jacques C’est particulier ?
Darius Oui, parce qu’il faut saisir la courbe qui va donner le volume. Il faut que ça vienne directement. Et tu vas le refaire cinquante fois. Tu places tes éléments par rapport à ce que tu veux faire. Ensuite il faut que tu relies les éléments d’un seul trait.
Jean-Jacques Donc c’est un dessin qui anticipe déjà le volume.
Darius Il y a l’idée, mais cette idée il faut l’interpréter pour obtenir des lignes qui apportent un certain volume. Le croquis n’est pas très important, après on fait une maquette. Mais il peut aider, dans la maquette, à aller à une certaine vision de ce que tu veux obtenir. Un sculpteur ne fait jamais du dessin très léché. C’est pour ça qu’on dit souvent que les sculpteurs sont de très bons dessinateurs. Parce qu’ils ne vont pas dans les détails. Souvent c’est cette ligne qui fait la valeur du dessin.
Jean-Jacques Tu vas à l’essentiel dans la forme.
Darius Tout à fait. Le dessin par lui-même n’a pas tellement d’intérêt, ce sont les lignes qui déterminent une certaine vision pour obtenir quelque chose. Après on peut très bien l’utiliser dans une sculpture.
Jean-Jacques Ces lignes, elles sont liées au geste de la main. Quand tu fais ces lignes, c’est le lien entre la vision et le geste, qui va se traduire en forme.
Darius Oui. Quand on voit ce dessin par exemple, il est plat, il y a un mouvement mais le dessin est plat. Mais moi je le vois en volume, je le sens en volume, je sais comment je vais l’interpréter en volume. Je prends la vision de quelque chose, sinon je vais l’oublier, je la mets en dessin, mais après je ne travaille pas les volumes, ça m’est égal, les volumes je les ai dans ma tête, je les vois, je les sens. C’est pour ça que je dis que le dessin de sculpture c’est très superficiel, on cherche la ligne, le mouvement, qui puisse être interprété ensuite en sculpture Dans ce dessin, il n’y a pas grand-chose mais ça va être intéressant.
Jean-Jacques C’est quoi « intéressant » ?
Darius Eh bien ce sont ces lignes qui sont intéressantes pour la sculpture. Parce que je vais savoir les mettre en volume. Je m’arrête à l’essentiel, à ce dont j’ai besoin en dessin.
Jean-Jacques Donc ça va te servir de mémoire ?
Darius Oui. Par exemple, Chagall passait son temps dans la rue à faire des croquis. Il voyait une personne qui faisait un mouvement comme ça, et lui, en trois coups de crayon, il saisissait le mouvement et après il le travaillait. Les sculpteurs utilisent énormément ce système-là, ils relèvent des mouvements. Rodin aussi, quand on voit ses dessins, ce sont des lignes, mais lui les voyait en volume, il savait comment il allait les traiter.
Jean-Jacques Ça suppose un entraînement ?
Darius Oui, à force de dessiner on va à l’essentiel, le plus difficile c’est d’aller à l’essentiel.
Jean-Jacques Il faut que ce soit presque instinctif.
Darius Pratiquement. Avant de faire le croquis tu sais le sens où tu vas aller, mais il y a beaucoup de hasard aussi. J’adore travailler avec le hasard. Tu prends les lignes du dessin que tu as déjà fait, tu en prends d’autres, tu mélanges les deux. Au départ il y a beaucoup de lignes qui sont faites avec le hasard. Après, tu composes.
Jean-Jacques Ça c’est Bourget qui te l’a appris.
Darius Oui, il était professeur de dessin, mais surtout pour les sculpteurs, pas tellement pour les peintres. C’est un enseignement tout à fait différent. Il m’a fait beaucoup travailler ça. Et alors, beaucoup de reproductions, que des reproductions, que des reproductions …
Jean-Jacques Reproduire quoi ? Rodin, …
Darius … oui, par exemple, des photographies de sculptures de Rodin. Van-Den-Plas partait du principe que pour être un bon sculpteur il n’y avait qu’une chose, c’était de faire travailler l’œil. C’était l’essentiel. C’est le meilleur outil.
Jean-Jacques Comment travailler l’œil ?
Darius Tu fais travailler l’œil en observant.
Jean-Jacques En observant des structures ?
Darius Non, en observant n’importe quoi. Il faut que l’œil saisisse …. Je vais vous raconter une histoire. Quand j’étais à Saint-Cirq-Lapopie j’allais beaucoup me promener. Il y avait un chemin où passaient plein de touristes et tout d’un coup j’ai vu une racine et cette racine m’a attiré. Pourquoi elle m’a attiré moi, alors que personne ne l’avait vue ? Parce que j’avais cette sensibilité. Donc je l’ai prise, je l’ai travaillée un peu et j’en ai fait une sculpture, j’ai mis en valeur certains éléments. Des centaines de personnes étaient passées à côté et ne l’avaient pas vue.
Jean-Jacques Quand tu dis « travailler l’œil » …
Darius … ça veut dire anticiper la forme que ça peut prendre, ce que tu peux apporter par la créativité à cette racine, ou n’importe quelle chose. Beaucoup de peintres observent les nuages, il y a un travail à faire qui est extraordinaire. Ça te saisit toi, parce que tu as fait un travail avec ton œil qui est un travail d’observation.
Jean-Jacques Tu as déjà en tête la représentation en trois dimensions.
Darius Oui, le travail de l’œil amène à la troisième dimension. Immédiatement.
Jean-Jacques C’est ça, l’entraînement.
Darius Van-Den-Plas me disait « c’est en faisant des reproductions que tu arriveras à prendre ce qu’il y a d’intéressant dans la sculpture que tu es en train de reproduire ». Ça me faisait suer parce que je voulais aller plus loin. « Mais tu iras plus loin plus tard. Pour l’instant travaille, fais des reproductions, des reproductions ». Et il tenait beaucoup au classique, parce qu’il me disait toujours « une fois que tu maîtriseras bien le classique, tu pourras faire ce que tu veux. Si tu n’as pas la maîtrise du classique, un jour ou l’autre, tu seras limité ».
Jean-Jacques Et tu faisais ces reproductions dans quelle matière ?
Darius Dans la pierre. Ça prend du temps mais avec l’habitude tu sais comment tu vas travailler. Si tu veux faire une ronde-bosse tu sais où il va falloir taper pour accéder à ce volume rapidement. Au début tu tâtonnes et tu fais des bêtises. Et c’est là où c’est intéressant d’avoir un professionnel qui te dit « non, si tu tapes comme ça tu vas bousiller ton volume ».
Marc Tu travaillais déjà sur plusieurs matériaux ?
Darius Le bois et la pierre. J’ai travaillé plus tard l’argile. J’ai fait énormément de sculptures en bois et en pierre, je travaillais tout le temps, tout le temps, vingt à trente sculptures par an. Et un jour tu en as marre du bois, c’est limité, même si tu as des billes de bois importantes. La pierre, c’est long, très long, très lourd, très cher. Je voulais aller dans d’autres matériaux qui pouvaient me donner la possibilité de m’éclater. Donc j’ai travaillé la terre avec Terrazas, toute la technique de la terre, ça m’a bien fait évoluer. Ça me permettait de pouvoir enlever, remettre … on peut faire plein de trucs, les assembler, les moduler l’un dans l’autre.
Jean-Jacques Ça te libérait des contraintes du bois et de la pierre. Ton imagination pouvait laisser libre cours à différentes formes que tu n’aurais pas pu voir avec le bois ou la pierre. Et qui était Terrazas ?
Darius Un sculpteur bolivien, qui a travaillé dans les ateliers de Bellefontaine. Il enseignait la sculpture. Il était venu en France, avec sa femme française qui avait voulu rentrer. La mairie de Toulouse lui avait trouvé un poste. Il m’a beaucoup apporté. Il m’a même appris une technique bolivienne pour faire de grandes sculptures, de plus de trois mètres de haut. Ils utilisent des techniques de paille et d’argile. Pour les cuire, ils mettent des fagots tout autour et ils rapprochent petit à petit les foyers pour arriver à des températures très hautes. Finalement je n’ai pas utilisé cette technique bolivienne parce que, quand j’ai découvert le marbre reconstitué, je n’ai plus eu le projet de faire de grandes sculptures en terre cuite. J’ai fait des sculptures en terre que je patinais avec des oxydes, j’en ai fait beaucoup.
C’était bien la terre, mais je ne voulais pas la faire cuire, ça ne m’intéressait pas, donc il fallait apprendre le moulage. Et là, j’ai travaillé avec Olivier Brice. Je l’ai connu grâce à Françoise Tournié, galeriste et marchand d’art, qui m’avait mis en relation avec lui. C’était un couturier, et il était sculpteur aussi. Il était à Paris. Françoise Tournié organisait dans son château à Saint-Cirq-Lapopie des expositions d’artistes contemporains. Elle était mon marchand aussi, elle vendait certaines de mes sculptures, bien que ce n’ait pas été sa spécialité, sa culture.Olivier Brice m’a proposé d’apprendre le moulage sur corps humain. Un jour, il avait fait tomber un morceau de tissu sur un verre ou une tasse. La position du tissu avec les plis sur le verre lui a donné l’idée de faire des sculptures avec des drapés. Il faisait des moulages de corps humain et il les drapait. J’ai travaillé six mois avec lui.
Ensuite j’ai travaillé avec monsieur Lespagnol, il était à Paris mais lui aussi avait une maison à Saint-Cirq et c’est toujours Van-Den-Plas qui m’a mis en relation avec lui. Il restaurait des Gauguin, des Velasquez, de tout … Il avait dans le Marais un très grand atelier avec plein de machines extraordinaires, des chambres fortes parce qu’il fallait protéger des toiles qui coûtaient plusieurs millions. Et lui m’a appris tout ce qui est patine. Il était âgé déjà. Quand j’arrivais, je prenais des chiffons propres, il me disait « non, non, tu ne prends pas de chiffons propres, regarde là, il y a un carton plein de chiffons de toutes sortes, ne prends jamais un chiffon propre pour faire la patine ». Il me faisait frotter à des endroits où il fallait que ça éclaircisse beaucoup. Moi j’aurais pris de l’acétone. Il m’a appris des trucs extraordinaires.
Après, j’ai travaillé aussi à Toulouse avec Jean-Louis Laffont, le restaurateur en chef des Augustins, et lui m’a appris toute la technique de la poudre de marbre. C’est une pâte - poudre de marbre, résine, catalyseur – tu la mets contre la paroi du moule en plâtre. Quand ça a durci, tu casses le plâtre. La difficulté, c’est le dosage du catalyseur. Si ça chauffe trop, la poudre de marbre devient grise, il y a plein de bulles … Pour l’utilisation de couleurs dans la poudre de marbre, c’est pareil. Quand la réaction se fait ça chauffe terriblement. Ça élimine les couleurs. Il faut utiliser des oxydes, dilués un peu avec de l’acétone.
Jean-Jacques Donc tu as appris par des rencontres, mais pas aux Beaux-Arts.
Darius Non, pas du tout.
Jean-Jacques C’est par compagnonnage.
Darius Voilà, qui d’ailleurs n’existe pas dans les métiers de l’art plastique, c’est dommage. Parce que tout ça, ça été à mes frais, et aux frais de mes parents. Après, je me suis lancé tout seul, j’ai commencé à enseigner ce qu’on m’avait appris parce que je trouvais que j’avais eu beaucoup de chance et que je devais transmettre ce que je savais.
Les ateliers des Augustins étaient juste en face de l’atelier que j’avais rue de la Chaussée à Toulouse. C’est bizarre quand même. Un jour, j’étais en train de travailler et je vois quelqu’un approcher, il avait besoin d’un pied de biche parce qu’il fallait qu’il soulève un bloc. Il me dit « mais vous êtes sculpteur ! Et moi je travaille aux ateliers de restauration ». Après on s’est tutoyé, il me dit « tu veux apprendre ? », je lui ai dit « oui, ça m’intéresse ». Mais là ce n’était pas officiel, je n’avais pas le droit normalement. Quand ils déplaçaient les sculptures en terre cuite du Capitole, j’allais voir avec eux pour voir comment ils restauraient tout ça, comment ils faisaient les moules. Là aussi, c’est une autre technique, avec les moules en silicone, qui peuvent être réutilisés et permettent de reproduire une sculpture en plusieurs exemplaires. Voilà, maintenant j’en suis là. Alors que je n’étais pas attiré plus que ça par les arts. J’aimais bien tout ce qui était dessin à l’école mais je n’avais pas de motivation essentiellement basée sur l’art.
Jean-Jacques Alors, qu’est-ce que tu cherches en faisant de la sculpture ?
Darius C’est le fait de pouvoir se demander jusqu’où je vais pouvoir aller. Et quelle sensation je vais pouvoir en retirer quand la sculpture sera finie.
Jean-Jacques C’est une recherche de plaisir, alors ?
Darius Oui, tu prends plaisir mais en même temps ça te fait monter l’adrénaline. Parce que tu ne sais pas trop où tu vas. J’ai beaucoup travaillé de sculptures sans savoir où j’allais. Même dans le bois ou la pierre. Et puis tu tapes comme ça, sans savoir, et tout d’un coup il y a un petit truc. Et tu te dis je vais travailler ce petit truc, et puis ce petit truc tu te dis : avec quoi je vais l’associer ? Donc tu tournes, tu reviens, tu passes des heures, des fois sans toucher la sculpture. Et puis, je ne sais pas, un effet de lumière … tiens, il y a une ligne qui va bien, et tu avances comme ça. L’amour tourmenté est une sculpture que j’ai prise dans une bille de bois, je ne savais absolument pas ce que j’allais faire. Et c’est petit à petit que c’est rentré.
Jean-Jacques Dans le bois, ton inspiration suit par exemple les veines du bois ?
Darius Ça aide des fois, mais souvent ça te fout en l’air les belles lignes auxquelles tu penses. Non, justement j’utilisais des bois qui n’étaient pas trop veinés. Le noyer que m’avait donné Daura, le peintre sculpteur américain d’origine espagnole, installé à Saint-Cirq-Lapopie lui aussi, c’était un noyer qui poussait dans la vallée. Parce qu’il y a plusieurs sortes de noyers. Tu as le noyer qui pousse dans les vallées, qui est beaucoup plus blanc, alors que celui qui pousse dans le causse est beaucoup plus foncé. J’aimais celui qu’il m’avait donné, il m’en avait donné 25 billes, j’ai vendu toutes mes statues, il m’en reste une qui est chez un ami à Saint-Cirq.
Jean-Jacques Donc quand tu abordes une sculpture, tu ne sais pas encore ce que tu vas faire.
Darius Non. Alors que maintenant je travaille beaucoup plus, j’étudie davantage. Par des grifouillis ou des trucs comme ça, il y a quelque chose qui se détache, je le mets en maquette pour voir ce que ça va faire et si c’est intéressant je le redéveloppe en grand.
Jean-Jacques Avant tu ne faisais pas de maquette ?
Darius Non ou très peu. J’ai commencé à faire des maquettes quand j’ai appris les techniques de la terre. Parce que Bourget, mon professeur, me disait toujours « une sculpture ça se regarde dans tous les sens ». C’est-à-dire que chaque fois que tu te déplaces, ne serait-ce que de dix ou vingt centimètres, tu dois avoir des éléments qui se détachent. Tu ne dois pas avoir de parties plates.
Jean-Jacques Mais moi, une sculpture, j’aime bien la toucher. Tu as mis une sculpture dans l’entrée, j’aime bien la toucher, même quelquefois avant de sonner …
Darius … ah c’est pour ça qu’il y a des traces …
Jean-Jacques … tu prends un chiffon sale et tu patines …
Darius … oui c’est ça … Bon, en tout cas, ce travail m’a pris toute la vie, je ne le regrette pas. C’est pour la sensation que ça peut apporter.
Jean-Jacques Oui mais quelle sensation ?
Darius La sensation de ce que ça pourrait être une fois que c’est terminé. Ce qu’on peut appeler « terminé ». Parce que ce n’est jamais terminé, tu te dis qu’on peut aller plus loin, et puis en définitive tu arrêtes. Pour moi une sculpture est finie au moment où je n’ai plus envie d’y revenir. Mais souvent quand même je la termine. Des fois je me dis que je pourrais rajouter un truc, et puis non, ça suffit. Mais la sculpture ça te prend les tripes parce que c’est de la matière, tu t’exprimes dedans, tu veux faire passer quelque chose. Et si tu sens à travers les personnes qui regardent qu’elles sont sensibles à ce que tu as fait, ça te rapproche encore plus de la sculpture.
Jean-Jacques Et puis dans la sculpture, comme tu dis, le rapport à la matière est très fort. Il y a peut-être aussi le plaisir de dominer la matière ?
Darius Non, ce n’est pas une question de domination, c’est plutôt une question, comment dirais-je, de rapport sensuel avec elle. Pas de domination. La domination, c’est quoi ?...
Jean-Jacques Tu as une idée et la matière est là, il ne faut pas qu’elle résiste trop, non ?
Darius Non, la matière ne résiste pas, je ne crois pas.
Jean-Jacques Elle peut résister, la matière…
Darius Elle résiste quand tu ne sais pas trop où tu vas aller.
Jean-Jacques Elle ne va pas toujours dans le sens de ton idée.
Darius Eh si ! Même dans le hasard tu arrives quand même à aller dans le sens où tu veux. Ce n’est pas la matière qui te guide, ce n’est pas elle qui va t’amener à elle, c’est toi qui la ramènes à toi.
Jean-Jacques Ça veut dire que tu as une intention, tu as déjà en tête un schéma, des choses que la matière va pouvoir te donner.
Darius Oui, oui, tu essaies de la rapprocher de toi, de ta sensibilité, de ta vision des choses et, après, elle fait corps avec toi.
Marc Comment se fait le choix du matériau à travailler ?
Darius Il y a plusieurs critères. Pour le moment, ce qui m’intéresse, c’est qu’une sculpture puisse vivre aussi dans les extérieurs. Et le bois, c’est un problème, ça s’abîme beaucoup, la pierre dans les régions où il fait froid, très froid, elle peut péter, le marbre est fragile. Donc j’en suis arrivé à la poudre de marbre et résine parce que ça ne pose pas de problème, ça peut se mettre dehors et on peut étendre ses recherches dans tous les domaines avec ça. Je peux faire plein de choses. Je peux construire les chaises, parce qu’elles sont construites partie par partie, et après je rassemble tous les éléments.
Jean-Jacques Donc il y a plusieurs étapes : le moulage que tu fais en terre. Dessus tu mets le plâtre. Une fois que tu as fait le plâtre, tu enlèves la terre et tu la remplaces par de la poudre de marbre. Après tu casses le plâtre, tu fais apparaitre la sculpture et là tu es obligé de poncer. Donc ça prend énormément de temps.
Darius Euh … par rapport à la photographie, oui !
Jean-Jacques Ah moi, je n’aurais pas la patience ! c’est vraiment trop long … Bon, on a vu les étapes et l’utilisation de la poudre de marbre. Ça te permet de créer des objets que tu ne pourrais peut-être pas faire avec du bois ou …
Darius … oui parce que ce serait encore plus compliqué. Faire des chaises comme les miennes avec du bois, ça demanderait des découpes. Ce serait faisable, mais l’intérêt pour moi c’est que ces sculptures puissent aller dehors. Donc il fallait que je trouve un matériau qui s’adapte à l’extérieur.
Jean-Jacques Tu es passé par différents objets avant d’arriver aux chaises. Tu as commencé par des lettres.
Darius C’était, je crois sur le thème de « la terre », au Bazacle. C’est ce qui a déclenché ce travail. Je me suis dit « et si tu faisais la culture littéraire ? ». Pourquoi pas cultiver des lettres ? J’avais fait une brouette, une pelle, et une lettre qui sort de terre.
Jean-Jacques C’était une sculpture avec plein de lettres. Et d’ailleurs tu avais fait mettre des citations.
Darius À partir de là, je me suis demandé si je ne pouvais pas faire autre chose, les faire danser, leur donner une vie. Donc j’avais fait la série de lettres sur le thème du bavardage. À la suite de ça, je me suis dit que les chaises, ça pouvait être intéressant. La chaise, par rapport à nous, les êtres humains, a un rapport très sexuel. Nous faisons reposer nos intimités dessus. Et nous nous comportons de façon rigide. Un corps, quand tu es assis, c’est assez rigide, sur une chaise c’est rigide. Donc cette intimité, si on pouvait la débloquer et en faire autre chose ? Et leur rendre hommage, aux chaises. Les faire danser, leur donner une âme.
Jean-Jacques Justement on voit dans le jardin la sculpture de l’enfant avec la chaise. Ce n’est pas une de tes premières chaises, ça ?
Darius Si, si, si.
Jean-Jacques Mais ce n’était pas la chaise qui était le thème.
Darius Oui, mais ça c’est une autre histoire. Une histoire que j’ai vécue, étant gosse. C’était quoi le thème, déjà ? C’était pour les Méridionaux. Peut-être « le lien ». Ça m’a rappelé un souvenir d’enfance. J’étais un fanatique de sucette quand j’étais enfant. Ma mère me disait qu’à quatre ans je la prenais encore. Et cette histoire, c’était que je soufflais et j’aspirais, parce que cette sucette avait la forme d’une olive, et souvent elle partait, elle s’en allait. Alors ma mère la ramassait, la nettoyait, elle me la remettait, une fois, deux fois. La troisième fois, elle en a eu marre, elle m’a grondé. Et bien sûr je me suis mis à mis à pleurer et de colère j’ai attrapé la sucette et je l’ai jetée. Je pleurais et quand je regardais la sucette je me disais que si elle était plus grosse elle ne tomberait pas de ma bouche. C’est pour ça que j’ai fait une grosse sucette. Et pourquoi la chaise ? Quand on pleure les larmes font loupe déformante. Alors je voyais la chaise déformée. Et je trouvais ça amusant. Chaque fois que je pleurais, ça me plaisait de voir les chaises déformées. Et je voyais aussi les êtres humains déformés. Quand on a fait « le lien », j’ai pensé à cette histoire.
Jean-Jacques Et donc tu as fait la chaise aussi.
Darius J’ai voulu reproduire la chaise telle que je la voyais à travers les larmes. Après, il y a eu l’accident de mon neveu, j’ai représenté le bus par la chaise éclatée.
Jean-Jacques Oui je m’en souviens. La première fois que tu m’avais parlé de chaise, c’était avec l’accident arrivé à ton neveu.
Darius Je ne sais plus si j’ai commencé par celle-là ou une autre. Je ne m’en souviens plus.
Jean-Jacques Il me semblait que …
Darius … la première c’était celle-là [la chaise éclatée] ? Oui, c’est possible.
Jean-Jacques Ça m’avait frappé. La chaise n’est pas déformée, elle est vraiment cassée.
Darius Elle est cassée parce que …
Bon, je n’allais pas faire un bus éclaté. Donc pour la sculpture, je l’ai fait avec une chaise. Elle représente l’accident.
Darius évoque l’accident mortel arrivé à son neveu. Il sortait de l’école, il allait à une séance d’entraînement de rugby, il a été renversé dans la rue par un bus.
Oui je me rappelle maintenant. Le thème du « lien » m’a rappelé l’accident. C’était la sculpture que j’ai appelée La déchirure. Comment interpréter l’accident sans utiliser une forme de voiture ? Je voulais autre chose qui soit moins dur mais quand même marque un impact. Ça m’a peut-être donné ensuite cette idée de faire un travail plus poussé sur le thème de la chaise, après ce que j’avais fait qui pouvait représenter le choc de l’accident. Quelques idées me sont venues et j’ai décidé de faire une série, la chaise dans tous ses états en quelque sorte.
Jean-Jacques Liée à l’accident, la chaise finalement a symbolisé la destruction. Et puis je pense que quand même, dans ton cheminement, il fallait une reconstruction et peut-être que tu as assemblé les chaises cassées pour construire quelque chose.
Darius Oui, c’est possible, ça se serait fait inconsciemment, parce que c’est maintenant que tu m’en parles que je réalise que suis en train de construire …
Jean-Jacques Parce que je l’ai vécu comme ça. Nous en avons discuté, de l’accident.
Darius Je n’y avais pas pensé. C’est l’avantage de ces discussions, ça permet de voir où tu ne pensais pas du tout aller. C’est enrichissant sur son propre travail, ça apporte une autre vision.
Jean-Jacques Je l’ai ressenti comme ça. Après, il y a eu aussi La barricade.
Darius Oui. Cette façon de travailler, ce détournement de la chaise, je pense que je suis un des seuls à le faire. Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui ont transformé les chaises.
Jean-Jacques Transformer les chaises, non. Ils ont été nombreux à les représenter.
Darius Moi je voulais aller plus loin. Parce que, des chaises entassées … pourquoi ne pas leur donner une autre dimension ? Ce que je trouve intéressant, c’est qu’on les fait vivre, là. Elles vivent, elles ont une autre utilité, qui n’est même plus une utilité, mais qui est un plaisir de l’œil.
Jean-Jacques Et puis il y a un mouvement aussi. Tu leur donnes un mouvement qu’elles n’avaient pas. Et qu’elles n’ont pas.
Et avant d’arriver à la chaise, tu as fait les chaussures aussi. D’où ça vient ?
Darius Ma fille Céline est une passionnée, elle adore les chaussures. Ça m’a donné l’idée de faire des collections de chaussures. Ce qui m’a motivé aussi c’est l’intérêt qu’avait montré l’ancienne conservatrice du musée de Romans qui m’avait proposé d’en exposer une série. La nouvelle conservatrice devait me recontacter, ça se fera peut-être. Il faut que j’en refasse, je n’en ai plus. Je garde celle sur le thème du « temps des cerises », c’est ma préférée.
Jean-Jacques À chaque fois tu n’en fais qu’une. Pourtant les chaussures ça va plutôt par paire ?...
Darius Mais celles-là on ne les met pas. C’est le concept …
Jean-Jacques Ah oui, c’est le concept de la chaussure ! Et tu introduis aussi la couleur.
Darius J’ai introduit le dessin en relief, et aussi des tissus, des impressions de tissus. Je rajoute de la résine, je ponce et je recommence, je fais ressortir le dessin. Celle-là a été faite avec des napperons compressés.
Marc Et la couleur, tu l’obtiens comment ?
Darius Avec la résine. Mais le problème de la couleur avec la résine, c’est que tout se joue avec la quantité de catalyseur. J’en parlais tout à l’heure. Si tu mets trop de catalyseur, la couleur disparait, elle ne vaut plus rien. Il faut trouver le bon dosage de catalyseur qui va laisser la couleur telle que tu la veux. Alors je fais beaucoup d’essais. Avec l’habitude je sais exactement la quantité de catalyseur qu’il faut mettre pour tant de résine, pour que la couleur ne bouge pas. Parce que, quand la réaction se fait avec le catalyseur, ça chauffe énormément. C’est pour ça, souvent, que la couleur disparait.
Jean-Jacques Et la forme des chaussures, comment elle vient, comment tu la trouves ? C’est toujours avec talon.
Darius C’est ce qui fait l’élégance d’un soulier. Comment ça se construit ? Celle-là, par exemple, c’est avec des lettres. Je fais un modèle, je prépare mes lettres, je les applique, je fais la jonction et ensuite c’est un travail de moulage et de ciselure.
Jean-Jacques On a vu les chaises, on a vu les chaussures, et il y a aussi les assiettes.
Bernard Oui … ce n’est pas une grande réussite. Mais j’aime bien quand même celle que j’avais faite avec des fils de fer qui étaient à travers une palette. J’avais fait le personnage, et après je l’ai inclus dans une assiette. Ça fait penser à Cocteau … Et puis aussi celle que j’appelle « le hasard ». C’est la déchirure qui a fait que ça a donné ce résultat.
Marc Tu réfléchis à ce que tu vas faire prochainement, après ce travail sur le thème des chaises ?
Darius Peut-être faire des choses plus figuratives. Je ne sais pas. J’avais commencé à faire des sculptures humoristiques, je ne sais pas … Je ne sais pas.
Jean-Jacques Ça c’est normal, les thèmes nous arrivent souvent par hasard.
Darius Je vais peut-être me servir des évènements politiques, donner à la sculpture des éléments de mise en scène, travailler sur la mise en scène. Parce qu’une mise en scène, au théâtre, elle n’est que passagère, tandis qu’en sculpture ou en peinture, elle est définitive. Je vais profiter de ne pas bien dormir la nuit pour y penser …
Entretiens Plaisance du Touch - 21/11/2016 et 24/03/2017
Tu es très sérieux quand tu as dix-sept ans
Dans les rues de Cahors
Une galerie expose des statues africaines
Tu n’oses pas entrer
Tu t’en vas tu reviens
Et toujours ces statues si fascinantes
Tu seras sculpteur ça ne se discute pas
Te voilà bientôt entouré de compagnons
Car ton cheminement requiert la rencontre
À nouvelle technique nouvelle matière
Nouvel initiateur
D’abord celui qui exerça le travail de l’œil
L’œil qui saisit
Garde en mémoire dans les lignes du dessin
La vision qui se métamorphosera en sculpture
Et tous ceux avec qui tu appris
Le moulage la patine la poudre de marbre
Même ce qui n’eut pas de suite
La terre
Les techniques boliviennes de paille et d’argile
Pour cuire de hautes statues à grands feux de fagots
Sans oublier le maître américain de Catalogne
Qui te fournit en bois de noyer
Le beau bois blanc de noyer de la vallée
Où va le Lot souvent très sombre
Quand tu te promènes sur le causse à Saint-Cirq Lapopie
La racine de buis que personne ne regarde
Tu devines la promesse de sa forme
Et le grand espace libre tout autour
Le ciel par-dessus
Tu le voudras plus tard pour tes sculptures
Qu’elles vivent dehors au temps et à la lumière
Aujourd’hui dans ton jardin d’eaux vives
Elles se tiennent là présentes
Chorégraphie immobile et fidèle
Collection de signes offerts toujours à la vue de tous
Mais alors les chaises ? D’où surgissent-elles ?
Tu veux les faire danser et que personne ne puisse s’asseoir dessus
Origine mystérieuse selon toi
Un souvenir de l’enfance
Le monde déformé à travers les larmes
La chaise c’est le drame la mémoire pudique du drame
La chaise éclatée le jeune homme suppliant supplicié
La Déchirure
La chaise détournée tournoyante tourbillonnante
La chaise rebelle jusqu’au chaos arborescent de la Barricade
Où chante toujours la braise de la Commune
Dans ton atelier tu parles de ton travail
Près d’une tête qui patiente sous un plastique
Dans l’attente énigmatique de sa future existence
Parmi le peuple des outils et des œuvres en cours d’assemblage
Tu tournes
Tu reviens
Tu passes des heures
Parfois sans toucher la sculpture naissante
Sans savoir où tu vas
Et puis - dis-tu - un effet de lumière
Une ligne qui s’insinue bien et tu avances comme ça
Sans savoir où tu vas
Marc Nayfeld